Les pertes de la Russie à la suite de l'élargissement de l'UE seraient minimums

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par Youri Bortko, directeur du Centre d'études européennes de l'intégration à l'Institut de l'Europe de l'Académie des Sciences de Russie - RIA-Novosti

J'avoue avoir éprouvé des sentiments plutôt mitigés à la lecture de la Déclaration conjointe sur l'élargissement de l'UE et les rapports Russie-UE, adoptée au Luxembourg, le 27 avril dernier. Ce document renferme en fait tous les arrangements que les parties ont réussi à enregistrer en prévision de la future adhésion à l'Union européenne (UE) de dix nouveaux Etats.

D'une part, au dernier moment, l'Union européenne a quand même fait certaines concessions à la Russie bien qu'elle ait pu sans doute le faire bien avant. De l'autre, la Déclaration conjointe comporte toute une série de promesses, dont celle de tenir dûment compte des préoccupations de la Russie face à une augmentation pratiquement double des Etats-membres de l'UE. En tant que telles, toutes ces promesses sont excellentes. Allons cependant voir qui en résultera en réalité.

Somme toute, n'importe quelles relations sont toujours un compromis en soi. A la veille de l'élargissement de l'Union européenne, nous autres, les Russes, nous nous sentons en quelque sorte humiliés. Ce qui n'a d'ailleurs rien de particulier car, pour le moment, la Russie et l'Union européenne se trouvent tout simplement à des niveaux très différents de développement économique. Force est de reconnaître que nous ne sommes toujours pas des partenaires égaux, Russie et l'UE. Nous sommes de loin plus faibles que l'UE. Si pendant les cinq à dix années qui viennent, la Russie se développe aux mêmes rythmes qu'elle le fait depuis ces quatre dernières années, notre poids augmentera, ce qui nous rendra plus forts et mettra dans une situation beaucoup plus avantageuse lors de n'importe quelles négociations.

Bien des Russes sont aussi vexés par le fait même que ces pays qui s'étaient longtemps trouvés dans la zone de l'influence russe et avaient été nos partenaires fidèles nous ont abandonnés à présent. Ainsi, la zone d'influence de la Russie s'est brusquement réduite. Il n'en est pas moins vrai, cependant, qu'il est parfaitement inutile d'en chercher les coupables. C'est que l'ancien système s'est effondré qui avait, de toute évidence, tout simplement mal fonctionné, un point, c'est tout.

En outre, je tiens à souligner que la Commission des communautés européennes, et c'est justement avec elle que nous menons des négociations, est une structure bureaucratique très rigide et par trop encombrante. Et c'est sans doute l'une des raisons pour laquelle il n'est pas du tout rare que son propre intérêt à court terme prend le pas sur une perspective plus éloignée qui promet pourtant aux parties des avantages plusieurs fois plus importants.

Quoi qu'il en soit, il est très important, à mon avis, que la Russie et l'Union européenne sont, par exemple, arrivées à s'entendre sur le transit des marchandises entre l'essentiel du territoire de la Russie et la ville russe de Kaliningrad qui s'est retrouvée, à force des circonstances, coupée du reste du pays. Il se peut même que ce soit bien là l'une des ententes les plus importantes car elle est sans doute d'un ordre politique. Les parties sont aussi parvenues à un arrangement sur certaines démarches ultérieures à faire pour simplifier les formalités de visa pour les Russes voulant se rendre de Kaliningrad à Moscou et vice versa. Désormais, on va accélérer l'organisation de la circulation d'un train express à grande vitesse entre Kaliningrad et le reste de la Russie, ce qui résorbera en général le problème des visas pour voyageurs. Une personne prendra alors un tel train qui traversera sans s'arrêter tout le territoire de la Lituanie, pour descendre déjà à Kaliningrad.

Parmi les autres ententes enregistrées, je tiens à signaler tout particulièrement une augmentation des quotas pour les fournitures d'acier russe dans les pays-membres de l'Union européenne et ce, compte tenu des fournitures que la Russie a effectuées jusqu'ici dans les pays nouvellement adhérés à l'Union européenne. A la suite des négociations bilatérales, le niveau général des tarifs sur les marchandises a diminué de plus de deux fois, en moyenne, de 9% à 4%. Néanmoins, pour certaines marchandises, dont l'aluminium, ils s'en trouveront même augmentés, ce qui n'arrange évidemment pas la Russie. Toujours est-il qu'il a été convenu que l'augmentation des droits de douane à l'entrée de l'aluminium russe à l'Union européenne serait échelonnée sur les trois ans à venir. Ainsi, il n'y aura tout simplement aucune augmentation du droit de douane d'ici à la fin de l'année en cours; l'année prochaine, lesdits tarifs augmenteront déjà de 2%; en 2006 - de 4%, et en 2007 - de 6%. Cela permettra aux fournisseurs russes d'aluminium dans les Etats-membres de l'Union européenne de s'adapter plus facilement à une nouvelle situation. Une entente a, en outre, été enregistrée pour faciliter la procédure concernant les normes vétérinaires des produits russes exportés vers les pays de l'UE. Les parties ont également convenu de la poursuite des vols charters des avions de ligne russes trop bruyants à des aéroports où ils déposent des touristes russes en vacances, et plus précisément en Espagne, en Italie et en France.

Il est aussi extrêmement important que l'Union européenne s'est formellement engagée, sous forme d'un document, à veiller de près à la situation des minorités ethniques dans les Etats baltes. Concrètement, il s'agit avant tout de la Lettonie et, sans doute, moins de l'Estonie. Quoi qu'il en soit, on ne comprend que trop qu'il est tout à fait impossible de régler ce problème du jour au lendemain. La solution en demande du temps car il s'agit bien là de la nécessité de l'adaptation des russophones à cette réalité, d'ailleurs, très simple et tout à fait évidente qu'ils vivent maintenant dans un Etat indépendant et doivent, par conséquent, apprendre la langue de ce pays et faire tout pour devenir aussi vite que possible une partie intégrante de cette nouvelle société. Les jeunes le font plus facilement. Il faut tout simplement que changent les générations, et que viennent, enfin, des gens plus réalistes, personnes dont la mémoire n'est pas alourdie du passé négatif.

Parlons maintenant des négociations déjà en cours qui vont se poursuivre. Ce sont, entre autres, des négociations sur une augmentation des quotas aux exportations de céréales russes, sur les exportations des matériaux nucléaires et les procédures antidumping.

La Russie gagne-t-elle donc quoi que ce soit à l'élargissement de l'Union européenne? Les tarifs douaniers vont sans doute baisser. Toutes les procédures douanières seront unifiées. La circulation des marchandises s'accélère, ce qui se traduit dans des dizaines et des dizaines de millions de dollars de bénéfices. Des conditions unifiées sont établies pour le transit des marchandises, ce qui n'est guère, non plus, négligeable. Dans une longe perspective, un marché européen élargi promet incontestablement bien des avantages supplémentaires à la Russie. Il offrirait en fait de nouvelles possibilités pour les échanges commerciaux, y compris pour les exportations russes. On constate également une certaine progression vers un allégement progressif du régime des visas entre l'Union européenne et la Russie. Toujours est-il que les négociations s'en poursuivent. C'est pourquoi quand le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, Sergueï Lavrov, a déclaré, à l'issue de la signature au Luxembourg de la Déclaration conjointe sur l'élargissement de l'UE et les rapports Russie-UE, qu'à l'avis de la partie russe, les pertes éventuelles de la Russie à la suite de l'élargissement de l'UE seraient minimums, j'ai été plutôt d'accord avec lui. Il y est, certes, des pertes à court terme, mais aussi des avantages tout aussi à court terme. Qui plus est, il y a là une certaine balance que l'on ne pourra évidemment pas calculer avec une précision absolue. Ainsi, dans une longue perspective, à condition que la Russie progresse toujours à des cadences actuelles, elle ne manquera évidemment pas de gagner à l'élargissement de l'Union européenne.

Somme toute, la Fédération de Russie et l'Union européenne sont tout bonnement vouées à la coopération. Bien plus, à l'heure actuelle, il est même plus facile à la Russie de développer des relations bilatérales avec les pays-membres de l'UE qu'au niveau général Russie-UE. Ces derniers temps, notamment, la coopération de la Russie avec la France, l'Allemagne et l'Italie s'est beaucoup intensifiée, alors que ses relations avec la Suède sont bel et bien excellentes. Il n'en est pas cependant moins vrai que la Grande-Bretagne y a cédé en quelque sorte ses positions d'autrefois. A signaler que certains pays sur le point d'adhérer à l'Union européenne déclarent haut et fort qu'à l'heure actuelle, l'une de leurs tâches premières consiste justement à rétablir, mais sur une nouvelle base, leurs bonnes relations avec la Russie et leurs autres voisins à l'Est. Telle est notamment la prise de position de la Pologne.

Quant à Bruxelles, les traditions bureaucratiques y sont extrêmement tenaces. On s'y permet même parfois de jouer les mentors, voire les parrains, à l'égard de Moscou. Autrement dit, on y est manifestement enclin à interpréter le rapprochement entre la Russie et l'Union européenne comme le mouvement de Moscou vers Bruxelles, au lieu de considérer ce processus comme le mouvement à deux sens. Je pense que cela passera avec le temps. En effet, plus la Russie sera puissante, plus il lui sera facile de négocier avec l'Union européenne. Et c'est alors seulement que l'on pourra, enfin, parler d'un partenariat effectif entre les deux parties.

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