Les priorités russes

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Par Sergueï Karaganov, doyen de la faculté de politique et d'économie mondiales au Haut Collège d'économie de Moscou, pour RIA Novosti

Commençons par un bilan des récents événements internationaux.

Il est déjà évident que les Etats-Unis ont essuyé un échec en Irak où la situation glisse vers une guerre civile qui ne tardera pas à impliquer les pays limitrophes. Difficile de dire aujourd'hui si, après l'évacuation des Américains du pays, les efforts de la communauté internationale contribueront à empêcher la transformation du territoire de l'Irak en foyer d'instabilité et de terrorisme, foyer plus dangereux que l'Afghanistan.

Les Américains commencent à être atteints du syndrome de l'Irak, analogue à celui du Vietnam, lorsque les Etats-Unis, privés pendant six, voire huit ans, de la possibilité de mener des opérations militaires d'envergure, ont vu leur popularité chuter dans le monde et se sont retrouvés par conséquent dans l'incapacité de mener une politique étrangère active.

Néanmoins, il ne faut pas s'imaginer que les Etats-Unis ne recourront pas à la force au cours des prochaines années ni n'inciteront leurs alliés à les rejoindre. (Ainsi, d'aucuns à Washington espéraient, semble-t-il, qu'à la fin des hostilités entre Israël et le Hezbollah, Tel-Aviv bombarderait les sites nucléaires iraniens. Israël s'en est abstenu).

La superpuissance militaire a de fait échoué dans la guerre contre le Liban. En outre, l'armée la plus efficace du monde, l'armée israélienne, a, elle-aussi, enregistré un fiasco sur le plan politique. Tsahal n'a pas réussi à contraindre le Hezbollah à quitter le Sud-Liban. A l'issue de ce combat d'égal à égal, le Hezbollah a gagné la guerre. Cela étant, nous assistons à une montée des sentiments anti-israéliens, non seulement dans le monde arabe, mais même dans les pays qui, par tradition, soutenaient Israël. Cet échec politique a renforcé les préoccupations pour l'avenir de cet Etat, qui d'ailleurs possède un important potentiel nucléaire.

L'Iran a remporté une victoire incontestable sur le plan politique. La guerre contre le Liban a détourné l'attention de son programme nucléaire, tandis que son allié et client - le Hezbollah - a gagné la bataille du point de vue politique. Téhéran a fait la preuve de sa volonté politique et de sa capacité d'entrer en jeu et de sortir vainqueur des stratagèmes politiques. Maintenant il possède des atouts plus forts pour lancer un nouveau round de marchandage autour de son programme nucléaire.

Dans le même temps, la situation s'aggrave rapidement au Pakistan, qui détient l'arme nucléaire. La tension sociale monte au point de devenir explosive, ce qui pourrait favoriser l'accession au pouvoir des islamistes radicaux. Les positions politiques du président Musharraf, considéré d'ailleurs comme le garant du potentiel nucléaire du pays, s'affaiblissent. Mais il ne fait aucun doute qu'après sa destitution, personne ne pourra garantir que les bombes pakistanaises ne tomberont pas dans les mains des radicaux.

Toutes ces tendances sur toile de fond de détérioration de la conjoncture en Afghanistan montrent que l'instabilité dans le Grand Proche-Orient s'approfondit, que les positions islamistes radicales se renforcent, et l'éventualité d'une course régionale aux armements nucléaires devient de plus en plus réelle.

Ces huit derniers mois ont révélé que les leaders de la communauté internationale sont sortis perdants de la lutte contre la "nucléarisation" de la Corée du Nord. En outre, même après les tirs de plusieurs missiles de grande portée (malgré l'incertitude quant au succès de ces tests), Pyongyang a évité des sanctions. L'éventualité d'une course aux armements nucléaires en Extrême-Orient est également toujours plus évidente.

La tendance au chaos global et au relâchement de la gestion des relations internationales s'approfondit d'une manière vertigineuse. Le pays qui s'est déclaré leader unique a essuyé plusieurs échecs, l'Union européenne est en train de se transformer en "sous-fifre" sur la scène internationale. L'UE a été trop absente de la crise au Liban et ne se hâte pas, semble-t-il, d'y envoyer son contingent de paix. Certains de ses membres ont déjà pris la décision de dépêcher au Liban leurs militaires. Nous avons l'impression que les Européens cherchent à se cacher derrière les Etats-Unis affaiblis.

L'Organisation des Nations Unies, dont la réforme est toujours reportée, a démontré une nouvelle fois son impuissance dans le récent conflit au Proche-Orient. Les parties concernées s'opposaient presque ouvertement à ce que la mission de paix au Liban soit confiée aux casques bleus dont les activités s'avèrent souvent inefficaces. Néanmoins, les troupes internationales seront déployées au Sud-Liban mais il n'est pas certain qu'elles réussissent à dissiper ces doutes.

Il faut dire que les chances d'admettre dans les rangs du G8 les nouvelles grandes puissances - la Chine, l'Inde, le Brésil, l'Afrique du Sud - ont augmenté après la rencontre au sommet de Saint-Pétersbourg. En même temps, les dissensions s'accentuent entre les membres du G8. La détérioration progressive des relations russo-américaines a été stoppée et une amélioration s'est même esquissée. Mais peu après, les rapports entre les deux pays se sont de nouveau refroidis.

Mettant à profit la conjoncture favorable et les succès obtenus ces derniers mois en matière de relations publiques, ainsi que grâce à son extrême pragmatisme tactique, la Russie sort plutôt gagnante.

En définitive, la décision a été prise de construire un gazoduc et un pipeline sur l'axe oriental.

Néanmoins, la Russie, comme toutes les autres grandes puissances, ne sait pas comment agir dans le contexte de l'aggravation croissante de la situation, elle s'abstient de prendre ou d'appliquer les décisions stratégiques susceptibles de renforcer ses positions dans le paysage politique embrouillé de l'avenir.

Je m'arrête là car une description détaillée du monde de l'avenir dépasse le cadre d'un article de presse.

J'aimerais cependant évoquer le comportement de la Russie pour les mois à venir, voire pour une année.

Tout d'abord, il est nécessaire de pronostiquer à long et à moyen terme les changements dans le monde entourant la Russie. Le pragmatisme tactique est une bonne chose, mais il deviendra nuisible et conduira à des erreurs stratégiques si on ne tient pas compte de l'évolution du paysage politique. Il serait souhaitable de revoir les prévisions pour les périodes jusqu'en 2010-2017-2020.

Ensuite, nous devons continuer à actualiser notre doctrine politique et militaire. Les grandes puissances qui ne sont leaders que dans le domaine militaire et technique sont en train de perdre. Donc, la nécessité de modifier notre stratégie nucléaire est évidente.

Nous ne devons pas nous laisser entraîner dans le jeu antiaméricain, quoique l'agacement face à la politique de Washington et la tentation de profiter de la faiblesse temporaire des Etats-Unis soient grands. Les syndromes américains vont se dissiper, tandis que les Etats-Unis resteront la superpuissance mondiale dans un avenir prévisible.

Il faut préparer notre Etat, son appareil diplomatique et les forces armées à un monde chaotique dans lequel la prolifération des armes nucléaires sera une réalité évidente et son contrôle de plus en plus aléatoire.

La nécessité d'accorder une attention spéciale à l'espace postsoviétique est compréhensible car il fait objet d'une concurrence importante. Cependant, il devient manifeste que la Russie doit se focaliser sur les pays situés hors des frontières de cet espace pour ne pas perdre des enjeux beaucoup plus importants. J'oserais supposer que tôt ou tard l'espace postsoviétique disparaîtra des priorités de la politique extérieure comme c'est le cas de la CEI.

Les nombreux défis extérieurs, la concurrence opiniâtre et le monde de plus en plus ingouvernable nécessitent une nouvelle philosophie de la politique étrangère. Il ne faut pas renoncer à rechercher les moyens d'instituer un club de grandes puissances qui, avec l'ONU, pourrait assurer un ordre mondial minimum. Mais il est clair que ce n'est pas pour demain, il faut donc être prêt à faire cavalier seul dans le monde nouveau.

La Russie doit absolument avoir des alliés. Il faut créer ou consolider les organisations régionales telles que l'Organisation de coopération de Shanghai, l'Organisation du Traité de sécurité collective si l'union de grandes puissances n'est pas réalisable aujourd'hui. En outre, nous devons éviter de nous faire des ennemis en jouant un mauvais tour à quelqu'un. Ainsi, Israël a été l'un de nos rares alliés dans la guerre en Tchétchénie. Il serait stupide de perdre un tel allié en raison de jeux tactiques ou en vendant des armes aux adversaires d'Israël. Il ne faut pas oublier que ce pays a des alliés et des amis qui pèsent lourd dans la politique mondiale et les médias.

Il sera impossible de survivre et de réussir dans ce nouvel ordre mondial si le modèle économique et social et le type d'Etat que nous pouvons édifier ne produisent pas l'effet escompté.

Le choc des civilisations et l'aggravation de la situation internationale dans le domaine politique et militaire peuvent être pronostiqués avec une forte probabilité. Pour la Russie il est dangereux ou prématuré de prendre le parti de qui que ce soit. Pourtant, elle doit être prête à faire un choix qui pourrait fort bien lui être imposé.

En attendant, nous pouvons man�uvrer. Loin d'être la meilleure, cette stratégie reste la seule valable à ce jour.

Une année ne suffira certes pas pour réaliser toutes ces tâches. Néanmoins, il serait bon de nous y atteler dès aujourd'hui.

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