Ces absorptions douteuses inhérentes à l'économie russe

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Par Nina Koulikova, RIA Novosti

Comme bien des notions occidentales qui se sont enracinées en Russie avec le passage de celle-ci à l'économie de marché, les fusions-absorptions prennent ici des formes différentes et essentiellement illégales. Pour l'instant, les acteurs du marché font preuve de davantage d'efficacité que les autorités locales dans la lutte contre ce fléau qui reflète, comme dans une goutte d'eau, tous les grands problèmes de l'économie russe.

Dans la pratique internationale, les offres publiques d'achat (OPA), quand une entreprise plus forte et plus efficace absorbe par des moyens légaux une entreprise plus faible, sont un phénomène normal. D'habitude, l'opération profite aux deux parties, et la nouvelle entreprise ainsi fusionnée poursuit son développement efficace. En Russie, en dehors des fusions-absorptions légales, les cas d'expropriation illicite sont légion.

Souvent, pots-de-vin et lacunes juridiques à l'appui, on parvient à changer illégalement et secrètement le nom du propriétaire dans les pièces constitutives. Ensuite, le pseudo-propriétaire fait son apparition et commence à prendre des décisions. Pendant que le propriétaire légal défend ses droits en justice, le "prédateur" externalise ou vend les actifs en question dont il détruit la production. En d'autres termes, il s'approprie illégalement les droits du propriétaire légal.

Ce business est devenu assez populaire et très avantageux. Selon des experts, 5% à 8% de toutes les fusions-absorptions réalisées en Russie sont d'origine criminelle, et une opération de ce type rapporte aux "prédateurs" d'entreprises un bénéfice allant jusqu'à 1000% de l'investissement initial. Trait remarquable, le développement de l'entreprise en question ne fait jamais partie des objectifs poursuivis par ces absorptions hostiles. L'objectif essentiel, c'est le profit tiré de la revente d'actifs externalisés, essentiellement de terrains et de biens immobiliers. Selon la Chambre de commerce et d'industrie russe, les "prédateurs" d'entreprises ont causé un dommage d'environ 200 millions de dollars dans la seule région de Moscou.

Comment un tel business, qui détruit la production efficace, est-il devenu possible en Russie? Au premier regard, l'explication est évidente. Etant donné qu'il s'agit d'un phénomène nouveau dans l'économie, les absorptions hostiles ne trouvent pas d'écho adéquat dans la législation et ne constituent pas un délit. La plupart des schémas d'absorption se basent sur des infractions isolées au Code pénal: de la falsification de documents aux jugements infondés. Mais le Code pénal souffre de l'absence d'un article englobant toutes les activités relatives à l'expropriation criminelle de propriété. On ne peut donc sanctionner les "prédateurs" que pour des délits disparates et essentiellement bénins, alors que les auteurs de l'opération restent généralement impunis.

La Douma (chambre basse du parlement russe) travaille actuellement à éliminer les lacunes qui persistent dans les lois russes. En outre, en mai dernier, le gouvernement a approuvé un concept de développement de la législation sur les sociétés d'ici 2008 proposé par le ministère du Développement économique et du Commerce et visant à éradiquer les absorptions douteuses. Il s'agit d'un ensemble d'amendements censés supprimer les lacunes dont profitent les "prédateurs" d'entreprise. Il est par ailleurs évident que le problème ne réside pas seulement dans l'absence de lois, mais aussi dans l'application insuffisante des textes en vigueur. On sait bien qu'aucune expropriation ne peut avoir lieu sans corruption. C'est la raison pour laquelle les absorptions douteuses ne demeurent qu'un triste témoignage de la corruption en Russie. Et la lutte contre celle-ci patine, même si le président Vladimir Poutine en a parlé récemment comme d'une mission prioritaire.

Au bout du compte, les entreprises russes commencent à comprendre que l'unique moyen de se protéger contre les absorptions criminelles est de s'unir et d'élaborer un schéma de lutte général. C'est ce dont s'occupe actuellement la Chambre de commerce et d'industrie. Une "Ligue générale contre les absorptions douteuses" est en cours de formation pour protéger les droits des propriétaires légaux des entreprises.

En outre, il est évident que les mécanismes utilisés par les "prédateurs" reflètent les problèmes généraux de la gestion d'entreprise en Russie. Souvent, en raison de leur incompétence juridique, les actionnaires commettent des erreurs en exposant eux-mêmes leurs côtés vulnérables. Si les actifs d'une entreprise sont structurés comme il se doit, si leurs contrats avec fournisseurs et clients ainsi que leurs documents constitutifs sont bien rédigés et s'il règne une culture d'entreprise adéquate, les attaquants ont moins de chances de succès. Si les entreprises sont transparentes au maximum et ne commettent pas d'erreurs susceptibles d'alimenter les appétits des "prédateurs", la procédure d'absorption illégale devient beaucoup plus chère. Comme toute expropriation est suivie d'une revente, les "prédateurs" ne s'y intéressent que lorsque l'investissement initial ne dépasse pas les 10% à 30% du profit engrangé.

Une question légitime se pose: faut-il lutter contre les absorptions douteuses, si elles favorisent l'assainissement de la culture d'entreprise? La prise de contrôle illégale d'une entreprise n'est-elle qu'un instrument de concentration du capital entre les mains de compagnies fortes, donc un phénomène de marché comme les autres? C'est la position qui a dominé jusqu'à récemment dans les milieux politiques qui ne s'ingéraient guère dans l'économie et les conflits opposant les agents économiques.

Toutefois, en dehors de la composante criminelle des absorptions douteuses, celles-ci constituent une nouvelle vague, certes peu apparente, de repartage de la propriété. La propriété privée en tant que telle est apparue il y a peu, et les privatisations du début des années 1990 avaient ceci de particulier qu'elles n'ont pas contribué à la formation d'une large couche de propriétaires privés en Russie: 1% de la population détenaient la grande propriété du pays à l'issue des privatisations. Les Russes sont loin de considérer cet état de choses comme juste. Par conséquent, la propriété privée n'est pas encore perçue comme légitime dans la société, donc les gens ne voient rien d'extraordinaire dans les conflits qui opposent les différents agents économiques.

Beaucoup plus de temps doit s'écouler pour former une attitude plus respectueuse à l'égard de la propriété privée. Les absorptions douteuses mettent en question la légitimité de la propriété dans le pays, ce qui rend l'économie russe moins attrayante aux yeux des investisseurs aussi bien russes qu'étrangers et ce qui représente une menace sérieuse au développement de l'économie en général.

L'important est que l'activité des "prédateurs" en Russie est dénuée de tout fondement sur le plan de leur efficacité économique ou industrielle. Ce n'est pas celui qui crée et qui produit, mais celui qui sait exproprier et revendre qui gagne le plus. Un système pernicieux par définition, car il contribue à réduire l'efficacité de l'économie.

En principe, de tels phénomènes sont inévitables dans tout pays où le marché est jeune. Selon des experts, cette tendance se réduira à zéro dans les cinq ou sept prochaines années. Reste à espérer que les actions conjointes des autorités et des acteurs du marché vont accélérer le processus.

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