La Russie lassée de la politique

S'abonner
Par Mikhaïl Khmelev, RIA Novosti
Par Mikhaïl Khmelev, RIA Novosti

Après vingt ans de profondes mutations, la Russie est méconnaissable. Ses habitants ont eux aussi changé. Aujourd'hui, les Russes se soucient davantage de leurs problèmes quotidiens et de leur bien-être, et peu leur importe ce qui se passe à l'étranger ou dans les couloirs du pouvoir, qui remportera les élections et pour quoi votent les députés. Finis les conflits politiques qui ont secoué le pays dans les années 1990. Les problèmes sociaux et les scandales criminels sont désormais au centre des préoccupations des Russes.

Selon un sondage réalisé par le Centre national d'étude de l'opinion publique (Vtsiom), 40 à 45% des Russes citent le passage à tabac d'un conscrit dans l'armée et l'élimination d'un chef terroriste tchétchène parmi les grands événements politiques de 2006. 27% des interrogés se sont par ailleurs souvenus de trois meurtres retentissants. En revanche, seulement 11% des sondés sont au courant de la réforme administrative en cours. En décembre dernier, la Russie s'est dotée d'une nouvelle législation électorale: un mois plus tard, les Russes n'étaient plus que 15% à se souvenir des débats qui avaient accompagné la disparition de la case "contre tous les candidats" dans les bulletins de vote et l'annulation du taux de participation minimal aux élections. Quant aux problèmes de la politique étrangère, ils n'inquiètent aujourd'hui que des responsables politiques et des analystes. Notons que les événements susmentionnés faisaient partie d'une liste dressée par les sociologues, et quand les interrogés se sont vu demander d'en choisir le grand événement politique de l'année, 56% d'entre eux sont restés sans opinion.

Personne n'aurait pu imaginer, quelques années plus tôt, que la Russie puisse plonger dans une apathie politique aussi profonde. Amenée à choisir entre un retour au communisme et une démocratie sans bornes, la société russe était radicalement politisée à la fin des années 1990. Les bulletins d'information commençaient et se terminaient par des reportages politiques. Les gens discutaient avec passion pour savoir qui remporterait les prochaines élections et où le nouveau président mènerait la nation. Les échos de la guerre en Tchétchénie et les actions du terrorisme international secouaient le pays. Que s'est-il donc passé dans la société russe au fil de ces années, si la politique est tombée dans l'oubli?

La désidéologisation apparaît comme une tendance déterminante dans la plupart des pays du monde qui se sont engagés dans la construction d'une société économiquement prospère, sans que la Russie fasse exception à la règle. Les conflits idéologiques qui, il y a quelques années encore, ont occupé les esprits de la majorité des Russes se trouvent désormais relégués au second plan.

La Russie traverse un véritable boom de la consommation, et les revenus de la population ne cessent de grandir. Selon le centre Levada, un tiers des interrogés ont vu progresser leurs revenus au cours des dix dernières années, 66% d'entre eux considèrent leur situation matérielle comme moyenne ou très bonne, et ils sont seulement 6% à constater une baisse de leurs revenus. Faut-il s'étonner que, dans ce contexte optimiste, les problèmes politiques s'effacent d'eux-mêmes et que la majorité des Russes se préoccupent par-dessus tout de l'état de leur porte-monnaie? Les experts constatent unanimement que le désintéressement par rapport à la politique et aux problèmes extérieurs durera tant que l'économie russe poursuivra sa croissance, et le niveau de vie son amélioration.

Aujourd'hui, les partis politiques en Russie sont plus nombreux qu'il y a dix ans, mais les Russes ont définitivement cessé de les distinguer les uns des autres. Face à la baisse de l'intérêt social pour les processus politiques, leurs acteurs s'éloignent de la population. Selon les experts, la politique devient de plus en plus creuse, fermée, cérémonieuse et détachée de la société, l'espace politique national étant monopolisé par plusieurs partis et l'Etat.

D'ici quelques mois, la Russie entre dans une nouvelle période électorale: les Russes se rendront aux urnes pour former la Douma (chambre basse du parlement russe) et choisir leur président. Mais le résultat des élections est prévisible avec un fort degré de probabilité: la plupart des Russes sont satisfaits de la direction prise par leur pays. D'après une étude réalisée par le centre Levada, si les élections avaient lieu demain, 49% des électeurs voteraient pour le parti actuellement majoritaire au parlement. Le camp de l'opposition est depuis longtemps partagé entre les différents partis: 19% des Russes continuent à soutenir les communistes, la droite attire 8% à 10% des électeurs, et le reste est réservé aux partis, peu nombreux et peu différents les uns des autres, qui se sont donné pour objectif de parvenir à la réconciliation générale et à la justice sociale.

Au cours des vingt dernières années, la Russie progresse de manière conséquente dans la voie frayée par la "démocratie occidentale". Or, à part l'apathie pour la politique, la société russe n'a que peu de choses en commun avec les pays de l'Europe voisine. Plus de 70% des Russes ne se considèrent pas comme des Européens. Les valeurs politiques et culturelles européennes leur sont étrangères. Qui plus est, on pourrait à peine qualifier la Russie de pays oriental. La Russie se situe "quelque part au milieu", à en croire les résultats de nombreux sondages en Russie. D'où le soutien général, plus précisément l'absence de protestations significatives face à la politique étrangère pragmatique bâtie ces dernières années par l'administration russe. Les Russes apprécient les acquis matériels dus à la stabilité politique et ne veulent pas les perdre pour des idéologies abstraites et des objectifs politiques suprêmes.

L'avis de l'auteur ne coïncide pas forcément avec celui de la rédaction.

Fil d’actu
0
Pour participer aux discussions, identifiez-vous ou créez-vous un compte
loader
Chat
Заголовок открываемого материала