Le sourire de l'espoir

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Même dans les périodes les plus sombres de la guerre nous n'avons jamais identifié le peuple allemand au fascisme allemand.
Par Vladimir Gall, commandant en retraite, ancien combattant de la Grande Guerre patriotique, pour RIA Novosti

C'était en février 1945. Les troupes soviétiques se battaient dans Sneidemuhle (aujourd'hui Pila, en Pologne). Un soir, le capitaine Alexandre Tsygankov et moi-même étions partis à bord d'une voiture munie d'un haut-parleur pour effectuer une mission en première ligne. Une ligne qui d'ailleurs passait par le centre-ville. Après avoir arrêté le véhicule près d'un mur à moitié détruit, nous avions pris le haut-parleur avec nous et gagné un sous-sol pour nous abriter.

La mission qui nous avait été confiée était simple et difficile à la fois. Simple parce que la vérité est toujours plus facile à dire: la situation des soldats allemands était désespérée, le sort de la ville ne faisait plus aucun doute. Nous appelions les Allemands à déposer les armes et à se rendre. Mais elle était difficile aussi parce que notre vérité n'avait pas l'heur de plaire aux officiers nazis. Comme à l'accoutumée, ceux-ci avaient donné l'ordre de mener un feu intensif pour couvrir notre voix et nous obliger à nous taire.

Par tradition nous avions commencé par une "entrée musicale" en passant "Rosamunde", un air très prisé à l'époque. Ordinairement les fascistes attendaient avant d'ouvrir le feu, probablement pour se délecter en écoutant cet air de prédilection. Mais dès après les derniers accords nous avions saisi le haut-parleur et adressé nos appels. C'est alors que l'enfer avait commencé. Une pluie de projectiles s'était abattue à l'endroit où notre voiture était stationnée et le boucan des explosions avait couvert nos voix. Mais nous avions poursuivi notre émission dans l'espoir que malgré la canonnade les soldats allemands entendraient ce que nous leur disions. Et que peut-être cela les aiderait (peut-être pas tous, mais au moins certains d'entre eux) à vaincre l'appréhension d'une détention soviétique insufflée par la propagande goebelsienne et ainsi à sauver leur vie.

Après la fin de la première partie de l'émission, nous avions passé un autre "morceau de bravoure". Habituellement, en entendant la musique les hitlériens cessaient de tirer. Et c'est cette réaction que nous attendions maintenant, d'autant plus que l'on entendait déjà le premier couplet de la chanson La blonde Katchen, très fredonnée dans la Wehrmacht. Mais cette fois l'ennemi avait eu un comportement différent. Visiblement victime de ses nerfs. Non seulement les tirs s'étaient poursuivis, mais ils avaient redoublé d'intensité. Les obus tombaient de plus en plus près, les explosions faisaient trembler les murs de la maison. Les artilleurs allemands nous avaient probablement localisés. Il fallait s'attendre d'un moment à l'autre à un impact auquel la voute massive de la cave n'aurait certainement pas résisté. Au-dessus, la situation était plutôt cocasse, on entendait la joyeuse mélodie et le trio vocal reprenant le refrain...

Il fallait au plus vite débrancher le phonographe resté dans la voiture. Alexandre Tsygankov avait alors bondi hors de la cave et peu après la musique s'était interrompue. Privée de repère, l'artillerie ennemie elle aussi était devenue muette. Dans le silence qui s'était instauré nous avions soudain entendu des gémissements provenant d'un coin éloigné du sous-sol. Alexandre et moi nous nous étions rapprochés et avions découvert plusieurs vieillards allemands en pleurs, rendus déments par la peur et la faim. C'étaient des habitants de la ville qui avaient fui ici les combats de rue. Il s'y étaient réfugiés avant notre arrivée. Evidemment, nous avions rassuré ces malheureux en leur disant que personne n'avait l'intention de les fusiller ou de les déporter en Sibérie...

La faim se lisait dans les yeux de ces malheureux. Nous leur avons donné tout ce que nos sacs de campagne contenaient de comestible: sandwichs, biscottes, morceaux de sucre. Plus de 62 années se sont écoulées depuis, pourtant je vois toujours les mains tremblantes de ces gens tendues vers les sandwichs et avec quelle avidité ils les avaient mangés. Je me souviens encore du sourire qui éclairait leurs visages émaciés: un sourire timide, désemparé mais heureux comme un sourire d'enfant.

Par la suite je devais en voir beaucoup de ces sourires, dans d'autres villes et dans d'autres circonstances. A la fin du mois d'avril 1945, nos troupes avaient libéré la ville de Bernau. Le chef de la 47e armée de la garde, le général-lieutenant Perkhorovitch, avait nommé commandant d'armes de la place le lieutenant Konrad Wolf, un antifasciste allemand servant dans notre armée. Pendant quelques jours ce tout jeune officier (il n'avait que 19 ans) avait assumé de lourdes responsabilités. Les combats faisaient encore rage, mais nous nous soucions déjà de la population civile de Bernau. Il était primordial de lui procurer du pain et d'autres produits alimentaires. L'eau ne coulait plus sur les éviers, l'électricité était coupée. Il fallait rétablir une existence normale dans la ville, ce qui était une tâche extrêmement difficile, pour ne pas dire presque impossible.

Le commandement de l'armée faisait de son mieux. Il avait mis à notre disposition des soldats du génie ainsi que des matériaux de construction. Le service d'intendance de l'armée avait distribué à la population de la ville du pain, du sucre, des conserves. Cela alors que le fascisme n'était pas encore définitivement terrassé, que nous subissions encore des pertes sur le front et que nos compatriotes à l'arrière connaissaient le besoin et les privations. Néanmoins, nous partagions tout ce que nous avions avec les "Allemands haïs". Il faut bien dire que les sentiments que nous nourrissions à leur égard étaient plutôt mitigés! Je puis dire une chose: même dans les périodes les plus sombres de la guerre nous n'avons jamais identifié le peuple allemand au fascisme allemand.

Le soir de la libération de Bernau, j'avais parcouru les rues de la ville et brusquement j'avais vu s'ouvrir une fenêtre au quatrième niveau d'un immeuble. Une silhouette féminine y était apparue. J'avais immédiatement compris que cette femme s'apprêtait à sauter dans le vide (la propagande nazie avait tellement ressassé la thèse de la "barbarie soviétique!). Grimpant l'escalier quatre à quatre, j'étais parvenu à empêcher la malheureuse d'accomplir son geste fatal. Maîtrisant bien l'allemand, je lui avais expliqué que l'Armée soviétique était arrivée ici non pas pour se venger des Allemands mais pour exterminer le fascisme. La femme s'était tranquillisée, avait essuyé ses larmes et esquissé un sourire maladroit, timide.

Une semaine plus tard je devais revoir beaucoup d'autres sourires comme celui-ci. Les premiers jours de mai des vieillards, des femmes et des enfants s'étaient massés autour des roulantes qui avaient été mises en place dans les rues de Berlin libéré. Des soldats russes en blouse et toque blanches versaient dans les gamelles tendues une louche de soupe fumante et un morceau de pain. Le sourire de l'espoir qui éclairait les visages de ces Allemands affamés m'avait rappelé la nuit à Sneidemuhle et la soirée à Bernau...

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