Une nouvelle "guerre froide" entre la Russie et les Etats-Unis est-elle possible?

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Par Sergueï Rogov, directeur de l'Institut des Etats-Unis et du Canada de l'Académie des Sciences de Russie
Par Sergueï Rogov, directeur de l'Institut des Etats-Unis et du Canada de l'Académie des Sciences de Russie

La fin de la "guerre froide" et l'éclatement de l'Union Soviétique ont été interprétés à Washington comme une "victoire" permettant de consolider le système de rapports internationaux unipolaires où les Etats-Unis devaient jouer le rôle d'unique superpuissance dans le monde. Dans les nouvelles conditions, les dirigeants de la Russie et des Etats-Unis ont plus d'une fois proclamé le partenariat stratégique russo-américain. Quoi qu'il en soit, toutes ces déclarations n'ont jamais été confortées par la mise en place d'un mécanisme de partenariat effectif. Par ailleurs, l'asymétrie colossale des forces et le refus manifeste des Etats-Unis de compter avec les intérêts de la Russie ont empêché l'établissement d'un tel partenariat.

Il s'est cependant avéré que le modèle de monde unipolaire n'était pas viable. Qui plus est, depuis ces dernières années, la tendance à la formation d'un monde multipolaire s'est accentuée. L'échec de l'aventure militaire des Etats-Unis en Irak, la croissance économique vertigineuse de la Chine et de l'Inde, ainsi que la sortie de la Russie de la crise des années 1990 y ont largement contribué. Dans le même temps, une sérieuse aggravation des relations s'est annoncée entre la Russie et les Etats-Unis sur un large spectre de questions. Les divergences des positions de Moscou et de Washington se manifestent tout particulièrement face aux projets des Etats-Unis de déployer des éléments de leur bouclier antimissile en Europe Orientale.

La question se pose: une nouvelle "guerre froide" est-elle possible entre Moscou et Washington?

Une nouvelle "guerre froide" est impossible si cela sous-entend la reconstitution au XXIe siècle du système bipolaire de rapports internationaux dans lequel se produira une division en deux camps adverses avec à leur tête la Russie et les Etats-Unis. A la différence de l'URSS, la Russie n'est pas une superpuissance et n'a pas d'idéologie messianique. Elle n'a pas, non plus, d'intérêts vitaux impliquant la mobilisation de toutes ses forces pour s'opposer aux Etats-Unis dans n'importe quelle partie du monde. La Chine est aujourd'hui un prétendant potentiel au rôle de nouvelle superpuissance, mais il est très peu probable qu'une telle bipolarité puisse répondre aux intérêts de la Russie. Somme toute, le développement d'un quelconque système polycentrique qui comprendrait, parmi ses principaux centres, à part les Etats-Unis, la Chine, l'Inde et certaines autres grandes puissances, également la Russie, paraît beaucoup plus probable.

Une nouvelle "guerre froide" est possible si cela sous-entend la mise en place d'un modèle de relations bilatérales entre la Russie et les Etats-Unis où les tendances à la confrontation prédomineront sur les intérêts communs. Dans le domaine économique, les Etats-Unis s'emploient à contrôler rigoureusement les conditions d'intégration de la Russie dans le marché global. Cela s'exprime, entre autres, par les atermoiements infinis dans la question de l'adhésion de la Russie à l'Organisation mondiale du Commerce (OMC), dans le maintien de l'amendement Jackson-Vanik et dans les tentatives de limiter le rôle de la Russie dans le domaine énergétique. Les relations bilatérales dans les domaines économique et commercial se développent lentement et restent vulnérables face aux pressions politiques. Dans la sphère politique, les rivalités globales russo-américaines ont cessé, mais une âpre concurrence se substitue au sein de la Communauté des Etats indépendants (CEI). Moscou et Washington ont aussi des approches divergentes de la solution de bien des problèmes internationaux (qu'il s'agisse de l'élargissement de l'Alliance de l'Atlantique Nord, du Kosovo, de l'Irak, du conflit palestino-israélien ou de l'Irak). Dans le domaine militaire, le régime des accords sur le contrôle des armements nucléaires (ABM, START, SORT, INF) a été remis en cause. La suspension par la Russie de la mise en application du Traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) constitue un nouveau facteur. Si les tendances actuelles se maintiennent, il n'est pas à exclure qu'une course illimitée aux armements tant nucléaires que conventionnels puisse se déclencher de nouveau à l'avenir. Dans la sphère idéologique, malgré la fin de la confrontation "communisme-anticommunisme" au niveau des Etats, la campagne de propagande sur l'incompatibilité des valeurs idéologiques de la Russie et de l'Occident prend de plus en plus d'ampleur de nos jours. Pire, l'âpreté de la rhétorique est telle qu'elle fait penser à l'époque de la "guerre froide".

Pourtant, selon leur envergure et leur profondeur, les actuelles tendances à la confrontation se distinguent de celles de l'époque de la confrontation soviéto-américaine et ce, non seulement quantitativement, mais aussi qualitativement. Toujours est-il que ces tendances ne sont pas encore devenues dominantes. Quoi qu'il en soit, Washington n'a pas encore déclaré officiellement le passage à la stratégie "de dissuasion" de Moscou. Or, les rapports de partenariat entre la Russie et les Etats-Unis ne sont toujours pas institutionnalisés. Pire, même ces mécanismes efficaces de concertation des intérêts en matière de sécurité qui ont été élaborés encore par l'Union Soviétique et les Etats-Unis se retrouvent de plus en plus érodés de nos jours. Tout cela rend les relations russo-américaines extrêmement fragiles face à d'éventuels tournants négatifs susceptibles de revêtir un caractère torrentiel. Une crise grave est possible ces prochaines années dans les relations entre la Russie et les Etats-Unis. Cela étant, des facteurs politiques intérieurs aggraveront plutôt la situation au lieu de contribuer à surmonter les divergences.

Toutefois, une nouvelle "guerre froide" n'est pas du tout inévitable. En effet, la Russie et les Etats-Unis gardent encore d'importants domaines d'intérêts communs ou parallèles. Si de vraies percées se produisent (si, par exemple, des ententes sont enregistrées sur la coopération en matière de défense antimissile, sur le contrôle des armements, sur le nucléaire civil ou le règlement du problème iranien), il sera possible non seulement de stabiliser les relations russo-américaines, mais de créer aussi des mécanismes de partenariat effectifs. Cela n'exclut évidemment pas des rivalités dans certains domaines, mais à cette différence près que dans le modèle de partenariat ces rivalités revêtiront une forme de concurrence et non pas de confrontation. On ne doit pas oublier, non plus, qu'historiquement dans le monde multipolaire, la Russie et les Etats-Unis n'ont jamais été des ennemis. Par conséquent, dans le contexte du polycentrisme au XXIe siècle, le modèle de confrontation des relations bilatérales ne correspondra pas non plus aux intérêts russes et américains.

Cet article a été rédigé sur la base d'un rapport du membre correspondant de l'Académie des Sciences de Russie(RAN), Sergueï Rogov, lors d'une réunion de la Présidence de l'Académie.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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