Les infortunes du bonheur russe

© RIA NovostiLa Rue Vieille Arbat, au centre de Moscou
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Il n'y a qu'à Moscou, et nulle part ailleurs, que l'on peut rencontrer des foules silencieuses de gens marchant tête basse, le regard désespéré, sans sourire, sans but précis. Telle est l'image de la capitale russe que le célèbre écrivain et analyste politique français Guy Sorman a décrite en 1990.

Il n'y a qu'à Moscou, et nulle part ailleurs, que l'on peut rencontrer des foules silencieuses de gens marchant tête basse, le regard désespéré, sans sourire, sans but précis. Telle est l'image de la capitale russe que le célèbre écrivain et analyste politique français Guy Sorman a décrite en 1990.

Toute une génération a grandi depuis, le régime social et les conditions de vie ainsi que les valeurs des Russes ont changé. Mais les Russes eux-mêmes sont-ils devenus différents?

A en juger par les articles des journalistes étrangers qui vivent et travaillent dans la Russie contemporaine, la vision de ce pays est restée presque identique. Voici par exemple l'avis de Megan K.Stack, qui parle du métro moscovite dans les colonnes du Los Angeles Times. Elle évoque de nouveau une "foule anonyme, flegmatique et impassible". "Je n'ai vu nulle part dans le monde de personnes aussi moroses. Je mets une heure pour faire le trajet de ma maison jusqu'ici, et je n'ai pas vu une seule personne souriante pendant tout le trajet. Pas une seule!" Margherita Belgioioso de l'hebdomadaire italien L'Espresso lui fait écho, qualifiant cette ville d'inhospitalière par essence et d'incarnation de l'agression capitaliste.

Est-ce vraiment de nous que l'on parle? Et pourquoi nous comportons-nous de la sorte?

Essayons de trouver des réponses dans les sondages, qui décèlent mieux que les observations de journalistes les humeurs des gens et la vision que la société a d'elle-même, ils donnent une idée de ce qui préoccupe et tourmente les Russes, de ce qui leur inspire du chagrin ou de l'espoir. Autrement dit, ils permettent d'établir quels sont les sentiments qui se reflètent sur les visages des passants.

Le directeur du VTSIOM (Centre russe d'étude de l'opinion publique) Valeri Fedorov concède que les habitants de la Russie voient la vie en noir. Les résultats des sondages réalisés par sa société le confirment également. Il s'avère notamment que seulement 28% des Russes sont satisfaits de leur vie, seuls 15% estiment que l'actuelle situation économique du pays est bonne et 14% des sondés se félicitent de la situation politique en Russie. Un autre indice important, qui reflète dans une grande mesure les humeurs de la société, a été examiné par les spécialistes du Centre Levada: 58% des personnes interrogées ont déclaré ne pas avoir confiance en l'avenir.

Certes, il existe des raisons objectives de ne pas être satisfait de sa vie. 62% des sondés citent parmi ces raisons les revenus bas et le manque d'argent, 29% les problèmes de santé, 19% les difficultés de la vie courante. Impossible de contester le bien-fondé de ces assertions. Mais si l'on examine les résultats des sondages, on peut voir que la liste de ces facteurs irritants est beaucoup plus longue. On y trouve notamment les riches et les immigrés, les bandits et les sans-abri, les Etats-Unis et Mikhaïl Saakachvili, l'opposition et les projets de déploiement d'éléments du système antimissile (ABM) américain au centre de l'Europe...

Les chercheurs en témoignent: bien que dans la plupart des cas, les Russes se montrent indifférents vis-à-vis des affaires sociales et de la vie politique, qu'ils ne soient pas avides de nouvelles connaissances et ne se hâtent pas d'élargir leurs horizons, en revanche, ils ont toujours leur propre opinion sur quelque sujet que ce soit, une opinion sceptique habituellement.

Mais l'élément essentiel est que les Russes font preuve d'intolérance envers ceux qui diffèrent d'eux, qui pensent et vivent autrement. Il est également curieux de constater que selon la moitié des personnes interrogées par le Centre Levada, le niveau de tolérance a sensiblement baissé ces dix dernières années. Tout comme, d'ailleurs, celui du respect vis-à-vis des autres (selon 65% des sondés) et le nombre de gens ayant une position civique (44%).

Un Russe sur quatre note que l'année dernière, les personnes de son entourage ont ressenti davantage de fatigue et d'indifférence, un Russe sur huit évoque une agressivité et une méchanceté accrues, un Russe sur dix, un sentiment de désarroi. Parlent-ils des autres ou bien de leurs propres sentiments?

Les Russes ont beaucoup de griefs contre la société mais également contre eux-mêmes. Ils semblent ne pas trop s'aimer eux-mêmes: ils ne savent pas tirer du plaisir de leur travail et du monde qui les entoure, ni se détendre ou être heureux. Des siècles de servilité et d'arbitraire ont déraciné le respect de soi et la dignité des Russes, leur volonté de surmonter les problèmes de la vie ainsi que leur capacité à se réjouir de leurs propres performances et des cadeaux du destin.

L'écrivain italien Arturo Graf estimait que l'homme pouvait être jugé selon sa vision du bonheur. A l'époque soviétique, on apprenait aux enfants que les valeurs sociales prévalaient sur les valeurs personnelles, leur vision du monde se formait dans des appartements communautaires et se fondait sur des mythes collectivistes. La notion de bonheur immédiat n'avait aucune valeur, en revanche, on promettait aux gens un avenir radieux qui aurait été possible à condition que les citoyens servent fidèlement un Etat abstrait et l'idée communiste, elle aussi parfaitement abstraite. Et les gens attendaient, pendant des années et des dizaines d'années, en se refusant tout, en travaillant d'arrache-pied sur des "chantiers de choc", en gelant dans des baraques surpeuplées, en empruntant un peu d'argent à leurs camarades pour subsister jusqu'au paiement du salaire et en faisant la queue pendant des heures pour acheter un peu de saucisson...

Aujourd'hui, on vit à une autre époque et les idéaux sont tout autres. La formule du bonheur est également différente. Selon les Russes, elle inclut une maison privée (pour 69%), un mariage heureux (65%) et un emploi bien payé (57%). Seulement 8% des sondés ont évoqué "un travail qui soit utile pour la société". Il est à noter qu'en 1991, c'était l'avis de 21% des Russes. Difficile de juger si c'est une bonne ou une mauvaise chose. Il est possible qu'il n'y ait aucune honte à cela, car si les gens sont heureux et ont de bonnes conditions de vie, l'Etat prospère également.

Mais il y a aussi le revers de la médaille. Dans la difficile lutte quotidienne pour le bonheur personnel, on s'enferme de plus en plus dans son petit monde, on devient égoïste, indifférent envers les malheurs d'autrui. Là est peut-être la raison de la morosité et de l'agressivité que les étrangers voient dans nos yeux.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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