Léonid Rochal: "Je ne suis pas un spécialiste de la santé publique. Je suis pédiatre."

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Léonid Mikhaïlovitch Rochal. Pédiatre du monde. Docteur en médecine, professeur, directeur de l'Institut moscovite de recherche en chirurgie pédiatrique d'urgence et en traumatologie de l'Académie russe des sciences médicales. Il est aussi membre honoraire de l'Association des chirurgiens pédiatriques de Russie, membre de l'Union des pédiatres de Russie, membre du Conseil des directeurs de l'Association mondiale de médecine d'urgence et de catastrophes (WADEM, World Association for Disaster and Emergency Medicine), président de la Fondation caritative internationale pour les enfants victimes de catastrophes et de guerres, expert auprès de l'Organisation mondiale de la santé, et chef de la commission pour la santé de la Chambre civile russe. Mais également "Héros national de la Russie", "Européen de l'année", "Etoile de l'Europe", proposé pour le prix Nobel de la paix. Et cetera. Mais tous ces titres sont encore bien peu comparés à son activité. Il a accepté de l'évoquer pour RIA Novosti.

Voici la liste des événements au cours desquels Léonid Mikhaïlovitch a sauvé des enfants dans des situations d'urgence: Mongolie (1980), tremblement de terre en Arménie (1988), catastrophe ferroviaire du Oufa-Tchéliabinsk (1989), révolution en Roumanie (1990), explosion à l'usine d'Oust-Kamenogorsk (Est du Kazakhstan, 1990), Israël (pendant la guerre du Golfe, 1991), guerre en Yougoslavie (1991), tremblement de terre aux Etats-Unis (San Francisco 1991), guerre en Géorgie (1991-1992), guerre au Haut-Karabakh (Arménie, Azerbaïdjan, 1992), tremblement de terre en Egypte (1993), tremblement de terre au Japon (1995), guerre en Tchétchénie (1995), tremblement de terre à Sakhaline (1995), tremblement de terre en Afghanistan (mai-juillet 1998), tremblement de terre en Turquie (1999), guerre en Yougoslavie (1999), tremblement de terre en Inde (2001), tremblement de terre en Afghanistan (2002), intifada en Israël (2002), attentat terroriste de Kaspiisk (Daghestan, 2002), attentat terroriste de la Doubrovka (Moscou, 2002), incendie dans un internat pour enfants sourds-muets à Makhatchkala (2003), tremblement de terre en Algérie (2003), catastrophe du parc aquatique Transvaal (Moscou, 2004), prise d'otages dans une école de Beslan (2004), tremblement de terre au Pakistan (2005), et tremblement de terre en Indonésie (2006).

Sur la médecine des catastrophes. "Sur le champ de bataille, je me dois de porter secours à tout le monde. Après, arrêtez, fusillez".

Léonid Mikhaïlovitch, vous travaillez comme médecin depuis 50 ans. Votre brigade d'aide médicale d'urgence en situation de catastrophe fonctionne depuis 20 ans. Y a-t-il des événements ou des choses que vous avez faites dans votre vie que vous considérez comme particulièrement importants?

En premier lieu, je citerais Beslan. Là-bas, j'ai réussi à dissuader des centaines de parents et de proches de tenter des démarches inconsidérées en essayant d'aller eux-mêmes libérer leurs enfants. S'ils avaient franchi ce pas, il y aurait eu des centaines de morts supplémentaires. Je saisissais tout le danger de la situation et, à la demande du psychologue en chef du pays Zourab Kekelidzé, je suis allé parler avec eux dans le club où ils étaient réunis, et j'ai réussi à les arrêter. Rien que d'imaginer ce qu'aurait pu être ce cauchemar... Les terroristes auraient pu les abattre tous, l'un après l'autre. Je pense que c'est quelque chose de central, de très concret et de très important parmi tout ce que j'ai fait dans ma vie. Oui, j'ai sauvé des gens ici, j'en ai soigné d'autres ailleurs, mais le fait que ces gens soient tout simplement restés en vie... En deuxième, je citerais tout simplement mon fils. Ensuite, le fait que j'ai édifié cet institut avec mes amis et collègues. Un institut qui nous fait honneur, et qui fait honneur à notre pays.

Vous estimez donc que le plus important dans votre vie a été de travailler dans des points chauds, en situation de catastrophe?

Je ne sais pas comment l'expliquer. Je suis probablement fait pour ça. Au moment de la prise d'otages du Nord-Ost (Doubrovka, Ndlr.), beaucoup de gens ont été saisis d'effroi, tout cela inspirait une grande terreur. On s'inquiétait beaucoup. D'autres, et pas seulement moi, ont pensé: "que faire pour aider ces gens?" C'est pourquoi beaucoup se sont rendus sur place pour parler aux terroristes. Quand j'ai appelé le conseiller de Loujkov (maire de Moscou, Ndlr.) et que je lui ai dit que je voulais être sur place, on m'a répondu: "pour quoi faire, Léonid Mikhaïlovitch? Il y a ici suffisamment d'équipes médicales d'urgence". Alors j'ai dit: non, vous ne m'avez pas compris. Je veux me rendre sur place pour aller voir les otages, en tant que médecin.

Vos collègues de l'institut était-ils présents sur place lors de la prise d'otages de la Doubrovka?

Non. Il y a certaines choses que je fais de ma propre initiative. Parce que je ne dispose pas de la vie des autres. Quand il s'agit de ma vie, alors oui, j'y vais, mais comment pourrais-je ordonner à quelqu'un de risquer la sienne également? Quand les terroristes m'ont demandé d'effectuer une opération chirurgicale de nuit juste avant l'assaut, alors qu'ils avaient mortellement blessé deux otages, j'ai dit: non, les gars, je ne ferai pas venir d'équipe médicale pour opérer ici, infirmières, anesthésistes... C'est une chose d'opérer un terroriste à la main dans les toilettes des femmes. Je l'ai fait. C'en est une autre d'effectuer des opérations sérieuses: à la tête ou à l'abdomen. Il y a un hôpital pas loin, il faut y emmener les blessés et le faire là-bas. Et finalement, ils ont relâché les otages qui étaient blessés.

Dans de telles situations, vous aidez tout le monde?

C'est la règle de la Croix-Rouge, pour tous les médecins. Sur le champ de bataille, je me dois de porter secours à tout le monde. Après, arrêtez, fusillez. C'est la règle.

Pour vous c'est une règle, et pour eux? Ils n'ont pas peur?

Pour être honnête, quand je travaillais là-bas, comme n'importe où ailleurs en cas de guerre, je ne sentais pas le danger. Pendant que je travaillais, je n'avais aucune crainte du type "je suis en train de marcher et on pourrait me tirer dessus". Ou encore "je vais rentrer dans ce bâtiment, et ils vont m'égorger". Après, rétrospectivement, vous comprenez qu'on aurait très bien pu vous tuer. Quand vous survolez l'Afghanistan en hélicoptère ou même que vous y roulez en voiture, et que des explosions retentissent... ils ne savent pas qu'un médecin se trouve à l'intérieur. Et quand je suis allé vers les terroristes dans le bâtiment où étaient retenus les otages de la Doubvrovka, j'ai juste marché avec la certitude que je devais faire quelque chose. Pour que les enfants soient libérés. Pour que les otages reçoivent des médicaments. Je suis allé plusieurs fois les voir.

Grâce à tous vos efforts, une brigade pédiatrique d'aide médicale d'urgence en situation de catastrophe a été créée en Russie. Voilà 20 ans que vous parcourez la planète pour aider les enfants victimes de tremblements de terre, d'inondations et de guerres. Qui finance tout cela? Le ministère russe des Situations d'urgence? Le ministère de la Santé et du Développement social?

Ni l'un ni l'autre. Le ministère des Situations d'urgence a son propre système d'hôpitaux de campagne, un des meilleurs au monde et que beaucoup de pays peuvent nous envier. Quant au ministère de la Santé et du Développement social, on y travaille aussi activement sur le système médical de catastrophe. Mais notre brigade a ceci d'unique qu'elle s'occupe de l'aide médicale aux enfants, et est composée en grande majorité d'employés de notre institut. Et nous sommes prêts à nous envoler à tout moment pour n'importe quel endroit de la Russie ou du globe afin de porter secours à des gens qui en ont besoin. Nous avons commencé tout cela en 1988, lors du tremblement de terre en Arménie, c'est à la suite de cette mission que j'ai émis l'hypothèse que l'aide aux enfants devait être l'affaire de spécialistes. De pédiatres. Cette hypothèse a été par la suite confirmée à de nombreuses reprises par notre travail dans de nombreux pays du monde en situation de catastrophe, en Algérie, en Egypte, en Turquie, en Géorgie, en Afghanistan, en Iran, en Inde, au Pakistan, en Indonésie, au Japon et aux Etats-Unis. Elle l'a aussi été en situation de guerre: en Yougoslavie, en Tchétchénie, en Azerbaïdjan et en Arménie. Nous avons prouvé que si l'aide est apportée par une brigade pédiatrique spécialisée, plutôt que par de simples médecins, les niveaux de mortalité et d'invalidité sont deux fois moins élevés.

C'est la Fondation caritative internationale pour les enfants victimes de catastrophes et de guerres, dont je suis le président, qui finance notre activité. Mais la fondation en elle-même n'a pas beaucoup d'argent. Parce que nous n'avons aucune structure commerciale, et que tous les collaborateurs y travaillent bénévolement. Et lorsque nous partons quelque part, nous partons aussi en tant que bénévoles. Quand quelque chose se produit, nous nous mettons à chercher des fonds, et nous trouvons toujours ce qu'il faut. On nous aide beaucoup. Par exemple, Aeroflot nous fait voyager presque gratuitement. Nos ambassades et consulats travaillent eux-aussi activement dans ce genre de cas. Personne ne nous laisse tomber. Il est agréable de constater que partout l'on souligne le professionnalisme des médecins russes et leur capacité à travailler sans compter. Notre particularité est que nous travaillons dans des hôpitaux et que nous concentrons vers nous les enfants les plus durement touchés. Lors de grandes catastrophes, où que ce soit dans le monde, on manque toujours de pédiatres. Parfois, nous atterrissons dans des pays qui ont une image floue, voire mauvaise, de la Russie, mais quand nous repartons, on nous remercie chaleureusement.

Quelle est selon vous la situation du système mondial d'aide médicale en cas de catastrophes?

Aujourd'hui, il n'existe pas dans le monde de système bien organisé d'aide aux enfants en cas de situations d'urgence. Et cela vaut tant au niveau international qu'au niveau régional. En tant que membre du conseil des directeurs de l'Association mondiale de médecine d'urgence et de catastrophes (WADEM), je travaille actuellement sur la création d'un système d'aide aux enfants, ainsi que d'un système de formations de cadres. Quand une catastrophe se produit, il est important que les médecins n'aient pas à s'envoler d'un bout à l'autre du monde, et qu'on sache quels spécialistes et quels médicaments il faut envoyer, et où. C'est une question extrêmement importante.

Je considère que cette structure doit travailler sous l'égide de l'Organisation mondiale de la santé. Nous sommes prêts à y contribuer. La Croix-Rouge ne possède aucune brigade pédiatrique, et l'UNICEF s'occupe de l'aide humanitaire, personne n'assure donc une aide pédiatrique.

"Il ne faut pas économiser sur la santé publique, si nous voulons sérieusement penser à l'avenir."

Votre activité politique et publique ne vous gêne-t-elle pas dans votre travail de médecin?

Si. Parce que je n'avais pas prévu, mettons, il y a cinq ans, de consacrer autant de temps à mes activités en dehors de mon travail de médecin. Et puis d'un autre côté, je comprends simplement que c'est ce que je dois faire. Vous savez, il y a une phrase sans cesse rebattue qui dit: si je ne le fais pas, alors qui le fera?

Avant d'accepter un second mandat à la Chambre civile, j'ai longtemps réfléchi, et puis j'ai compris que, dans la vie, je n'aimais pas apparaître comme un traître. Je ne peux pas, tout simplement. La foi des médecins et, peut-être, pas seulement des médecins, dans le fait qu'ils peuvent accomplir quelque chose les force parfois à construire leur vie de manière un peu différente de ce qu'ils pensaient.

Mais vous avez encore le temps d'opérer?

Ces dernières années, j'ai moins opéré. J'opère seulement les cas difficiles. Quand mes adjoints ne peuvent y arriver seuls et qu'il faut les aider. Mais mon ambition n'est pas de faire encore 100, 200, ou 300.000 opérations tout seul, mais de former mon équipe. Afin qu'ils puissent travailler sans moi aussi bien qu'avec moi. Je dois former une équipe soudée et très qualifiée. Ce n'est pas toujours facile, parce que l'équipe est assez importante, et l'institut est assez récent. De nouvelles personnes sont arrivées, et les gens ne s'entendent pas toujours. Et je dois tout de même faire en sorte que chacun se sente soutenu, pour que la qualité des soins ne soit pas affectée, et pour préserver les bons rapports qui ont toujours caractérisé cette équipe vis-à-vis des enfants et de leurs parents. Cela est très important.

Mais mon travail ne se résume pas qu'aux opérations. Parfois, il est plus facile d'opérer un enfant que de le tirer d'affaire sans recourir à une opération. Je commence ma journée de travail par une réunion matinale avec les médecins, durant laquelle nous examinons le cas de chaque nouvel enfant. Les équipes de garde rendent compte de ce qui s'est passé pendant leur service, quels enfants sont entrés, et pour quels problèmes. Ensuite je fais le tour de la réanimation, où se trouvent les patients les plus difficiles, ou bien je me rends dans différents services, où ma présence est requise pour les conseils de médecins.

On considère habituellement que le travail administratif, qui demande d'énormes efforts et dépenses, gêne l'activité médicale. C'est-à-dire que là où intervient l'administrateur, le médecin disparaît.

Non, pourquoi? Davydov, le président de l'Académie russe des sciences médicales, est également directeur du plus grand centre oncologique du monde, et aussi un chirurgien en activité, qui plus est l'un des meilleurs en Russie. Il a simplement plus de travail. La partie administrative de mon travail ne peut être considérée comme accessoire, elle vise justement à améliorer les soins. Par conséquent, elle ne me gêne pas. Il faut juste travailler plus. C'est pour cela que je termine à une heure du matin, parfois même à deux heures.

Et vous commencez à quelle heure?

J'arrive vers huit heures et demie.

D'où viennent les enfants qui arrivent à votre institut?

Ce sont en majorité des enfants moscovites. Mais pas seulement. L'institut est connu en Russie, et nous faisons venir d'autres régions des enfants se trouvant dans un état difficile. En plus, nous avons depuis peu un nouveau centre de chirurgie. Un centre de réanimation. De par ses équipements et ses spécialistes, il est l'un des meilleurs en Russie, mais aussi sur le plan mondial. Il n'existe pas dans le monde d'instituts spécialisés en chirurgie pédiatrique d'urgence, traumatologique ou neurologique.

En outre, on nous envoie des enfants depuis l'étranger. Nous avons par exemple travaillé en Algérie au moment du tremblement de terre. Dans le cas de deux filles, la question de l'amputation avait été envisagée, notamment par les Suisses et les Français. Nous avons dit: pas besoin d'amputer. Nous les avons fait venir ici en Russie, et elles ont été soignées sans amputation. On nous a aussi envoyé des enfants d'Egypte, d'Abkhazie...

Les soins dans votre institut sont-ils payants ou gratuits?

Totalement gratuits. N'importe quel enfant, s'il en a besoin, recevra ici une aide d'urgence. Nous n'avons pas de soins payants. Mais à présent, dans la mesure où nos services sont de bonne qualité, les compagnies d'assurances sont venues nous voir pour des questions de mutuelles. Nous offrons donc cette possibilité, en chambres isolées. Le niveau du diagnostic et des soins est le même indépendamment du fait qu'ils soient payés ou non. Cela dit, nos chambres communes sont très bien elles-aussi.

Avez-vous reçu des financements du projet national "Santé" dans le cadre de la construction de votre nouveau centre de chirurgie?

Absolument rien. L'argent vient du gouvernement de Moscou, et n'a aucun lien avec les projets fédéraux. C'est justement ce genre d'hôpitaux, très bien équipés, avec des systèmes informatiques très performants, qu'il faut construire en Russie. Il ne faut pas économiser sur la santé publique, si nous voulons sérieusement penser à l'avenir. J'estime que nous avons réussi à obtenir quelques succès sur ce point à la Chambre civile. Nous avons réveillé la Russie.

La Russie bureaucratique?

Oui. Parce que l'essence du projet national "Santé" n'est pas que dans les milliards de roubles de fonds alloués, mais aussi dans la prise de conscience au niveau local de l'importance de la santé publique. Le projet national a réveillé ce système. Et à présent nous entamons une nouvelle étape. Nous affirmons qu'il faut faire de la totalité de la santé publique un projet national et au minimum multiplier par deux le financement de la santé, pour le porter à 6% du PIB.

Propos recueillis par Elena Zagorodniaïa.

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