Portrait du skinhead russe sur toile de fond du Soixantenaire de la Victoire sur Hitler

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MOSCOU, 7 février (par Vladimir Simonov, commentateur politique de RIA Novosti). Aujourd'hui, les skinheads constituent une partie de la jeunesse russe sous-cultivée. Les sociologues ont recensé en Russie quelque 55.000 jeunes gens au crâne rasé se considérant appartenir à cette branche du mouvement néo-nazi.

Les "faits d'armes" attribués aux skins dans les villes russes tendent à s'internationaliser. En plein centre de Moscou, dans le quartier piétonnier de l'Arbat, des skinheads ont sauvagement frappé une ressortissante indienne qui a perdu le bébé qu'elle portait. Toujours dans la capitale, dans l'arrondissement de Fili cette fois, des membres de l'organisation "Rousskaïa tsel" ("Objectif russe") a agressé William Djefferson, un Noir préposé à la garde de l'ambassade des Etats-Unis. Le marine américain a repris connaissance à l'hôpital. Le secrétaire général du Parti socialiste de Grande-Bretagne, Peter Taafe, a connu le même sort. Pour la plupart des sociologues russes, il est évident que ces faits relèvent du fascisme et non pas de la simple délinquance juvénile.

En Russie la presse skin spécialisée se livre à une véritable mise en condition idéologique de la jeunesse. Citons en particulier les revues "Pod Nol" ("La Boule à zéro"), "Bieloe soprotivlenie" ("Résistance blanche"), "Ia biely" ("Je suis Blanc"), "Stop" et "Streetfighter", une feuille raciste internationale soigneusement traduite en Russe. La xénophobie y est élégamment diluée sous couleur de patriotisme, de manière à ne pas prêter le flanc aux organes judiciaires.

La frange néo-nazie de la jeunesse est largement mise à profit par des partis russes d'extrême droite. L'Union nationale russe, le Parti national-puissance, le Parti de la liberté et autres groupuscules nationalistes considèrent le mouvement skinhead comme un vivier. De leur côté, les "crânes rasés" revendiquent leur propre indépendance et se regroupent au sein de cellules nombreuses comme "Rousski koulak" ("Poing russe") à Saint-Pétersbourg (environ 400 skins) ou encore "Sever" ("Nord") à Nijni Novgorod (plus de 300).

Les vétérans des groupements néo-nazis étrangers accordent un soutien de tous les instants à leurs coreligionnaires russes. La Russie est régulièrement visitée par des instructeurs du Ku-Klux-Klan américain, par des théoriciens de "Jeunesse Viking" et de "Casque d'acier", des mouvements interdits en Allemagne. Selon le Bureau moscovite pour les droits de l'homme, les mentors occidentaux ont réussi à mettre en place une filière par laquelle des brochures, des cassettes-vidéo et des attributs néo-nazis arrivent en Russie via des organisations d'extrême droite lettones et estoniennes. Ce puissant regain d'activité des skinheads russes a fait naître un lugubre paradoxe. La veille de la célébration du 60-e anniversaire de la Victoire dans la Seconde Guerre mondiale la Russie, dont le rôle avait été primordial dans cette victoire, a dû admettre qu'elle était, elle aussi, contaminée par les germes du fascisme. Aux côtés des anciens combattants à la poitrine constellée de médailles on voit des jeunes skins dont le dos du blouson est frappé des lettres WP (sigle anglais de "Pouvoir aux Blancs").

Le contraste de ces réalités a tellement frappé Vladimir Poutine que dans l'intervention qu'il a prononcée à l'occasion de l'anniversaire de la libération du camp de concentration d'Auschwitz le président s'est repenti, déclarant qu'il avait honte face à ce zigzag de la nouvelle histoire russe.

Au demeurant, encore en 1992, personne ne manifestait de sentiments aussi amers. A l'époque, les skinheads étaient perçus comme des éléments rarissimes, exotiques si l'on peut s'exprimer ainsi: on en dénombrait une dizaine à Moscou, à Saint-Pétersbourg on aurait pu les compter sur les doigts d'une main. Que s'est-il donc passé en Russie au cours de ces treize dernières années pour que les skins se multiplient comme les criquets?

Beaucoup de choses. Entre autres, ce que l'on désigne par le terme commun de révolution de marché. Le remplacement instantané de l'économie centralisée par une économie sauvage, certes, mais néanmoins de marché, a provoqué une grave récession économique qui a transformé des millions de gens en chômeurs. Préoccupés par un seul problème, celui de la survie, les adultes avaient délaissé l'éducation des enfants. L'instabilité qui s'était installée dans les ménages avait jeté à la rue quatre millions d'enfants et d'adolescents, un tiers de moins seulement que l'on en avait recensé en Russie des Soviets après la guerre civile de 1918-21.

Les rues de Moscou avaient accordé le gîte à une foule d'"enfants des réformes" troublés, psychologiquement désorientés. Il s'était formé une génération de jeunes incultes, réceptifs à toutes sortes d'appels primitifs à la violence. Partout des bandes s'étaient constituées, au sein desquelles les adolescents avaient fait le leur l'idée de la haine des "étrangers", fussent-ils même ceux de la cage d'escalier voisine. Alors à l'égard des yeux bridés et des colorés...

Cet esprit avait bien sûr cédé aux tentatives des nouveaux enseignants libéraux pour, au fond, réhabiliter le fascisme. La grande victoire remportée par l'Armée Rouge avait été extirpée des manuels parce qu'elle "avait abouti à l'asservissement de l'Europe orientale par les Soviets" et "ralenti le progrès économique de la Russie". Si à l'époque l'Armée Rouge avait alors été vaincue, les Russes se seraient mis à boire de la bière bavaroise plusieurs décennies plus tôt, enseignaient aux écoliers les tenants de cette théorie. Des éditions bon marché du "Mein Kampf" d'Hitler et de "La Doctrine fasciste" de Mussolini étaient en vente à tous les coins de rue alors que la littérature antifasciste était introuvable parce que jugée trop "à gauche". Alexandre Tarassov, un sociologue spécialisé dans les problèmes de la jeunesse et qui étudie le mouvement skinhead russe, a relevé qu'"étant donné que les manuels constituent l'une des sources d'informations essentielles pour les écoliers... une partie des adolescents en est arrivée à la conclusion que "mieux valait Hitler que Staline" et que "Hitler avait raison".

C'est ainsi que le phénomène des skinheads russes a vu le jour, s'est fortifié pour prendre des dimensions extrêmement préoccupantes. Ici les sentiments anticaucasiens, engendrés par dix années de méfaits de la mafia tchétchène dans les villes russes et d'hostilités en Tchétchénie, ont dans une grande mesure servi de bouillon de culture.

Dans le même temps, le pouvoir prenait conscience du nouveau danger, jusqu'ici impensable, qui planait sur la Russie. Dans les instances supérieures il est devenu évident que la haine interethnique et l'idéologie de la "supériorité de la race blanche", dont les porteurs sont, entre autres, les skinheads, pourraient sérieusement compliquer la création en Russie d'une société civile protectrice des droits de l'homme. Le pouvoir a donc déclaré la guerre aux skinheads. En été 2002, la Douma (chambre basse du parlement) a adopté la Loi condamnant l'activité extrémiste. En 2004, une soixantaine de xénophobes de tout acabit, dont des skinheads, ont été mis en examen et une bonne dizaine d'entre eux ont été envoyés derrières les barreaux. L'ordinateur central de la police compte dans ses fichiers 457 chefs et militants de groupements skinheads. Le ministère de la Presse a interdit douze journaux racistes, mais il est vrai que la plupart d'entre eux ont réapparu peu après sous d'autres titres.

Quoi qu'il en soit, des jeunes portant des blousons frappés du nombre "88" sont toujours visibles dans les grandes villes, mais maintenant ils ont aussi des adeptes dans la Russie profonde. Les sociologues prédisent une "deuxième vague" du danger skin. Les militants russes des droits de l'homme invitent les branches du pouvoir, la société tout entière à l'endiguer. On peut espérer que la célébration du 60-e anniversaire de la Victoire sur Hitler aura pour la jeune génération de Russes l'effet d'un bon vaccin contre cette pandémie.

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