Épater à la russe: de la défécation en public à l'outrage aux sentiments religieux

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MOSCOU, 9 février - par Anatoli Korolev, commentateur politique RIA Novosti.

Un coup de théâtre a ébranlé la Biennale d'art contemporain à Moscou: un groupe de croyants orthodoxes a déposé une plainte au parquet municipal demandant l'ouverture d'une enquête judiciaire, en vertu de l'article 282 du Code pénal (exacerbation de la haine religieuse), contre les auteurs du stand Russie-2.

Les croyants se disent indignés par le fait qu'un écran diffuse l'image du Christ sur fond de spots publicitaires et que des vers obscènes sont lus devant un tableau intitulé "Soleil de la vérité, de l'amour et du bien" représentant le Sauveur crucifié entouré de flammes.

Le galeriste connu et curateur de Russie-2, Marat Guelman, a, pour sa part, déclaré à la presse qu'il jugeait cette exposition "absolument tolérante". "Il n'y a pas de motifs d'ouvrir une enquête judiciaire. Mais si quelqu'un engage un procès, nous le gagnerons", a-t-il dit.

Cependant, aussi médiatisé que soit le conflit, il est à noter que les protestations de croyants commencent à prendre des formes civilisées. Les autorités de Moscou n'oublient pas sur quoi a débouché la contestation lors de la récente exposition - "Attention: religion!" - organisée au Centre Sakharov: armés de boîtes de peinture, les membres du comité "Pour la renaissance morale de la Patrie" ont alors fait irruption pour arroser et détruire les pièces exposées. La fureur des assaillants s'est déchaînée surtout contre l'image du Christ sur une affiche Coca Cola. Maculée d'une grosse tache d'encre noire, cette image a donc souffert deux fois: la première des mains de l'artiste, la seconde des mains des croyants.

Les protestations ont reçu un appui dans la presse russe, et une enquête judiciaire a été intentée contre le directeur du Centre Sakharov, Iouri Samodourov, pour outrage aux sentiments des croyants et exacerbation de la haine religieuse. D'ailleurs, la justice n'est pas encore saisie du dossier: les enquêteurs en sont toujours au stade de l'expertise et cherchent à définir ce qui relève de l'art et ce qui constitue un outrage.

Par ailleurs, les artistes, et ils ne sont pas les seuls, sont profondément convaincus qu'il ne peut y avoir qu'un tribunal pour l'art, celui du jugement du public. Dans le même temps, on comprend bien les sentiments des croyants qui considèrent que la foi ne peut par faire l'objet de manipulations artistiques.

Ce conflit a des racines historiques profondes.

Soixante-dix ans de censure soviétique ont créé l'environnement psychologique du tabou absolu: tabou sur l'érotique, tabou sur la satire, tabou sur tout ce qui portait atteinte au prestige du pays. Impossible de les énumérer tous. Et c'est cet héritage d'innombrables tabous qui a fini par se retrouver dans le collimateur des maîtres contemporains qui se délectent en faisant de l'épate. Si à Paris ou à New York un acte artistique extrême n'étonne guère, en Russie toute désinvolture tourne au scandale, et fait de l'artiste le héros des journaux et de la télévision, mais aussi des instances judiciaires.

Les premiers gestes radicaux commis en Russie ont naturellement coïncidé avec le démembrement de l'URSS, en 1991, et la disparition de la censure.

En 1991, Anatoli Osmolovski et le groupe E.T.I. ont composé un gros mot avec leurs propres corps étendus sur le pavé de la place Rouge, en face du mausolée de Lénine. Trois ans plus tard, Alexandre Brener a déféqué en public sur le parquet d'une salle du Musée des beaux-arts Pouchkine devant un tableau de Van Gogh, qualifiant de "Plagiat" cette "performance artistique". En 1995, Oleg Koulik, complètement nu, imitait un chien et mordait les passants, quoique, cette fois-ci, la scène se déroule au Kunsthaus de Zurich. Toujours en 1995, dans la galerie Regina de Moscou, un porcelet vivant a été publiquement égorgé et débité en morceaux qui ont été emballés et distribués parmi les visiteurs. L'action était intitulée "Porcinet fait descadeaux". Mais le coup de théâtre le plus retentissant a été organisé dans la galerie Dar, où un gâteau-biscuit ayant la forme du corps embaumé de Lénine, grandeur nature, a été coupé en morceaux et mangé goulûment sous l'œil des caméras de télévision.

Toutes ces actions ont fait énormément de bruit, mais n'ont pas suscité les protestations souhaitées. La société post-soviétique ne savait tout simplement pas comment réagir, car elle n'avait jamais assisté à des attaques comparables contre les traditions. C'est alors que, pour donner davantage de piment au jeu, les artistes finissent par déboucher sur le thème du Christ et de la foi chrétienne, qui reste absolument sacrée dans la conscience de la majorité des Russes, et ne tolère pas qu'on s'autorise des privautés avec elle.

Avdeï Ter-Oganian est le plus connu des blasphémateurs: lors de la foire Art-Moscow, il a exposé des icônes orthodoxes sur lesquelles, moyennant une somme symbolique, il portait des inscriptions et des dessins obscènes, puis il s'est employé à les écraser avec une hache. Une heure plus tard, son stand a été fermé, et l'artiste a dû passer plusieurs heures au poste. Après l'ouverture d'une enquête judiciaire à son encontre, il a quitté le pays et vit depuis sept ans à l'étranger. Il n'a depuis jamais pris le risque de revenir.

Son sort répète de façon caricaturale celui du célèbre écrivain Salman Rushdie, anathématisé et condamné à mort par l'imam Khomeini pour ses "Versets sataniques" où il satirisait la famille du prophète Mahomet. La fatwa rendue par l'ayatollah stipulait que tout musulman devait à la première rencontre tuer le blasphémateur.

Salman Rushdie vit depuis longtemps sous la protection de la police.

Dans l'Église orthodoxe, c'est l'excommunication qui est la sanction la plus grave, et non pas la mort. Raison, sans doute, pour laquelle l'image du Christ est beaucoup plus populaire parmi les artistes blasphémateurs que celle de Mahomet.

À l'étranger, personne ne connaît aujourd'hui l'iconoclaste Ter-Oganian.

"Ici, il est impossible de faire des provocations, se plaignait-il récemment au téléphone à un correspondant du magazine "Dossoug" (Loisirs). Quoi que tu fasses, personne ne s'intéresse à toi".

Par ses aveux inattendus, cet artiste révèle au grand jour l'essence même du scandale qui se passe dans l'art contemporain. Non seulement l'environnement agressif, mais aussi le système des tabous formels et informels engendre le défi. Sinon, la provocation est impossible par définition. C'est pourquoi la capitale russe demeure une Mecque convoitée pour les adeptes du défi: là, tout attentat aux sentiments des croyants déclenchera la fureur immédiate de la société. Comme le disait Andy Warhol, chacun a droit à son quart d'heure de gloire. Or, ce droit semble plus réalisable en Russie que dans les autres pays du monde où l'on aura du mal à voir quelqu'un exhibant son derrière.

Dans une école d'art contemporain fondée à Moscou par ce même Ter-Oganian, celui-ci enseignait, entre autres, l'art de montrer son c....

D'ailleurs, cette école n'existe plus depuis bien longtemps.

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