L'après-Milosevic

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Par Pavel Kandel, chef de secteur à l'Institut de l'Europe, RIA Novosti

Par Pavel Kandel, chef de secteur à l'Institut de l'Europe, RIA Novosti

Les épitaphes sont de rigueur aux funérailles, cependant ce ne sont pas eux que l'on soumet au jugement de l'Histoire. Celui qui est jugé aujourd'hui, c'est Slobodan Milosevic, qui a magistralement réglé ses comptes avec le Tribunal international de La Haye. Quoi de mieux en effet qu'une mort pénible en prison — un décès qui n'a pas été pleinement expliqué — pour donner le jour à un mythe sur le défenseur indomptable des intérêts de son pays, qui avait transformé son jugement en procès contre ses ennemis. C'est précisément ainsi que le leader charismatique souhaitait manifestement s'inscrire dans l'histoire de la Serbie, pour essayer de se réhabiliter moralement et politiquement sinon devant l'opinion publique mondiale, au moins aux yeux des Serbes.

Seulement les gens sont enclins à pardonner de préférence aux dirigeants chanceux. Les leaders faillis, eux, n'ont pas à espérer de la mansuétude. Avec le politique Milosevic, tout s'est achevé en 2000, lorsque la vague de mécontentement populaire a balayé en vingt-quatre heures le régime autoritaire qui était en place depuis treize ans. Il n'est pas étonnant non plus que la Yougoslavie ait cessé d'exister peu après sa chute. Ex-président d'un pays inexistant, voilà un bilan dégradant pour un leader politique. Aussi sa disparition n'apportera pas de grands changements en Serbie et dans les Balkans.

C'est vrai qu'après une telle mort, au moyen de laquelle le défunt semble avoir voulu se venger du tribunal, il sera extrêmement malaisé aux autorités serbes de se plier à la mise en demeure de l'Union européenne de livrer Radovan Karadzic et Ratko Mladic à La Haye d'ici à la fin du mois. Si le Tribunal de La Haye avait été une véritable cour et non pas un instrument destiné à justifier la politique antiserbe appliquée avec détermination par les puissances occidentales, alors le banc des accusés aurait dû être occupé, aux côtés de Slobodan Milosevic, par le président croate, Franjo Tudjman, et le chef de la Bosnie-Herzégovine, Alija Izetbegovitch, que l'on a laissé rejoindre tranquillement l'autre monde, et auxquels il faudrait ajouter les chefs de l'Armée de libération du Kosovo qui font figure aujourd'hui de respectables politiques.

C'est que les crimes de guerre massifs et les violations généralisées des droits et des normes humanitaires sont un trait caractéristique de n'importe quelle guerre civile. Et sur ce plan toutes les parties belligérantes sans exception ont fait montre de beaucoup d'application. Vouloir les classer selon leurs "mérites" serait fouler au pied les principes mêmes du droit. Et bien que la partialité et la politisation extrême du Tribunal de La Haye ne disculpe en aucune mesure les criminels, une coopération ultérieure avec lui dans de telles conditions serait une pierre attachée au cou du gouvernement actuel de Vojislav Kostunica qui pourrait être le dernier dirigeant démocrate de la Serbie.

Les démarches hâtives entreprises par Washington et Bruxelles pour obtenir la proclamation rapide de l'"indépendance conventionnelle" du Kosovo vis-à-vis de la Serbie seraient plus dangereuses encore. Une intention difficile à expliquer si l'on accorde tant soit peu de sérieux à l'objectif proclamé par l'ONU: créer dans cette province une société pluriethnique démocratique. C'est que l'Examen global de la situation au Kosovo préparé pour le Conseil de sécurité de l'ONU ressemble fort à une condamnation sans équivoque des cinq années d'activité de la force de paix internationale.

D'ailleurs, de l'avis même des les militaires otanais qui ont servi au Kosovo, la province est devenue une véritable contrée de coupeurs de tête. "Derrière les façades des institutions publiques les affaires sont gérées par des groupes mafieux et des clans jouissant de la protection des politiques kosovars qui avaient jadis commandé l'Armée de libération du Kosovo. La plupart des Serbes qui avaient fui le Kosovo après juin 1999 (quelque 220.000 personnes) ne sont pas revenus. Après les nouvelles exactions contre les Serbes du mois de mars 2004, le nombre de réfugiés d'est accru. Aucun rapport de bon voisinage ne s'est instauré entre les Albanais du Kosovo et les Serbes.

Réceptifs au chantage musclé des nationalistes kosovars et des narcotraficants, les champions occidentaux de l'indépendance du Kosovo les encouragent à continuer d'appliquer cette tactique si payante sur le plan politique. Et eux mêmes seront la cible de pressions s'ils tentent de les empêcher de réaliser l'idée d'une "république de flibustiers". Le "ticket d'entrée" à l'Union européenne semble être un moyen efficace pour diriger l'élite kosovare depuis Bruxelles. Mais pourquoi se priverait-elle de ses mauvaises habitudes? Les structures criminelles n'ont pas eu besoin de laisser-passer pour s'intégrer dans l'Europe où elles contrôlent déjà une bonne partie du marché des stupéfiants, des armes et des êtres humains. Peut-être que pour cette raison ce qui sera "conventionnel" c'est non pas l'indépendance du Kosovo, mais son "européanisation" supposée.

Aujourd'hui l'indépendance du Kosovo est inacceptable pour les autorités de Belgrade. Cette province avait été jadis le berceau de l'Etat serbe et elle constitue un sanctuaire de l'histoire, de la religion et de la culture nationales, dont des monuments (anciens monastères et églises orthodoxes), s'y sont conservés, quoique parfois dans un état de délabrement avancé. L'Eglise orthodoxe serbe, influente dans le pays, elle non plus ne se résignera pas à la perte de ce legs. C'est pourquoi un renoncement au Kosovo, perçu comme une atteinte à l'identité nationale, serait synonyme de suicide politique pour n'importe quel responsable serbe.

Sur le long terme, le maintien de la souveraineté "de papier" du Kosovo serait dommageable pour la Serbie. La natalité kosovare ayant des taux proche de ceux observés en Afrique, le Kosovo est un foyer permanent d'expansion démographique menaçant d'étouffement l'Etat serbe. Cette contrée arriérée, agricole et surpeuplée constitue un poids insupportable pour l'économie serbe. Le Kosovo dans la Serbie est une source de conflits perpétuels. C'est la raison pour laquelle les Serbes se résigneraient à cette perte si les sanctuaires restaient du ressort de la Serbie et si de substantielles compensations lui étaient versées. Seulement décision a été prise d'"acculer" la Serbie, on lui a promis une friandise, en l'occurrence un accord de stabilisation et d'association avec l'Union européenne. Et encore, celle-ci menace de la lui reprendre en faisant dépendre cet accord du sort de Mladic et de Karadzic.

La faiblesse des autorités actuelles de Belgrade laisse espérer que l'on réussira à leur faire accepter la transaction. Seulement l'indépendance du Kosovo aura pour corollaire immédiat le départ définitif des Serbes de la Province. La Serbie refusera de reconnaître la décision imposée, ce qui entraînera une crise politique. Des élections anticipées porteraient au pouvoir le Parti radical serbe, une formation nationaliste dont le leader, Vojislav Seselj, se trouve actuellement dans une cellule du Tribunal de La Haye. Plus grande serait alors l'éventualité d'un divorce "cuisant"de la Serbie et du Monténégro. Les relations interethniques en Voivodine et dans les trois communautés méridionales de la Serbie risqueraient de s'envenimer. Ce qui entraînerait nécessairement d'innombrables transferts de populations. Les leaders nationalistes hésiteront peut être à s'engager dans une épreuve de force avec l'UE et les Etats-Unis. Seulement la démocratie dans la Serbie de "Weimar" serait rejetée loin en arrière et ses perspectives européennes deviendraient ténébreuses. Et puis qui pourrait dire quelle répercussion l'indépendance du Kosovo aurait en Bosnie-Herzégovine et au Monténégro?

Les partisans de l'indépendance du Kosovo s'entêtent à ignorer les lourdes conséquences que ce précédent aurait à l'échelle internationale sur le plan juridique et politique. Or, dès que la chose avait été envisagée on s'était emparé du thème dans les formations étatiques post-soviétiques "non reconnues", notamment en Transnistrie, au Nagorny-Karabakh, en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Aujourd'hui la situation dans ces régions est extrêmement tendue. Même en Crimée et en Transcarpatie on évoque le "précédent du Kosovo". La Géorgie, l'Ukraine, l'Azerbaïdjan et la Moldavie se sont empressés de déclarer que toute décision concernant la question du Kosovo ne devrait pas faire "précédent". Cependant il serait logique de proposer un scénario diamétralement opposé: l'écho de l'indépendance du Kosovo se répercuterait jusqu'au Pays Basque en passant par le Kurdistan.

Au cours de la conférence de presse donnée au Kremlin le 31 janvier le président russe avait mis l'accent sur l'inadmissibilité de la politique du deux poids deux mesures dans le règlement des conflits interethniques ainsi que sur le lien direct entre la solution du problème du Kosovo et le sort des Etats post-soviétiques non reconnus. Lors des sessions du Conseil de sécurité de l'ONU et des réunions du Groupe de contact pour la Kosovo les représentants de la Russie suggèrent qu'une approche universelle soit adoptée dans le règlement des problèmes de ce genre, mais les partenaires occidentaux invoquent le "caractère exceptionnel de la situation", ce qui ne cadre ni avec le droit international, ni avec le bon sens. Car on pourrait recourir à cette solution partout où tout conflit pas moins "exceptionnel" serait réglé par un procédé pas moins "exceptionnel", comme cela a été fait au Kosovo. Tout ne serait alors qu'une question de rationalité et de prix.

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