La "nouvelle" stratégie des Etats-Unis en Asie centrale

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Par Andréi Grozine, chef du service d'Asie centrale et du Kazakhstan à l'Institut des pays de la CEI - RIA Novosti

Le Kazakhstan doit assumer le rôle de leader dans sa région pour développer son infrastructure énergétique et créer des itinéraires supplémentaires de transport de ressources énergétiques, a récemment déclaré le secrétaire américain à l'énergie, Samuel Bodman.

Ses propos ne concernaient que l'énergie, et pourtant les déclarations américaines de ce genre apportent un élément de réponse à la question de savoir si Washington a une nouvelle politique en Asie centrale.

Au début cette politique était pratiquement inexistante.

Ce qui se passe dans l'Asie post-soviétique n'intéressait tout dernièrement que ses voisins. Moscou et Téhéran ont pris une part active au processus de règlement intertadjique et l'ont mené à bonne fin. La Chine est parvenue à des ententes avec le Kazakhstan pour circonscrire les mouvements séparatistes qui avaient tenté dans la première moitié des années 1990 d'utiliser des territoires kazakhes comme bases d'appui pour leurs opérations au Xinjiang et a résolu des problèmes territoriaux des deux Etats. La Kirghizie, elle aussi, a entrepris de régler d'un commun accord avec Pékin le problème frontalier avec la Chine. La Turkménie a mis en place des relations commerciales et économiques efficaces avec la Russie et l'Iran. Moscou et Pékin ont contribué à l'adhésion de toutes les républiques centrasiatiques poste-soviétiques, à l'exception de la Turkménie, au groupe des Cinq de Shanghai (aujourd'hui l'Organisation de coopération de Shanghai) qui se fixe pour mission de réaliser des projets commerciaux et économiques ainsi que de créer un climat de bon voisinage à la frontière des pays membres.

Les Etats-Unis et généralement l'Occident n'avaient accordé avant 2001 à cette région qu'une attention sporadique qui se limitait à des déclarations au sujet de son "riche potentiel énergétique", sans trop insister sur la défense des dissidents locaux, d'ailleurs très peu nombreux. Washington avait considéré pendant longtemps les nouveaux pays d'Asie centrale indépendants avec circonspection, sinon avec hostilité. L'Occident était convaincu que l'Asie centrale musulmane était un terreau fertile pour le radicalisme islamiste. Cependant, l'histoire nous a appris que l'Asie post-soviétique est capable de coopérer sur le plan politique et économique avec les grandes puissances alors que l'extrémisme islamiste n'a pas encore conquis dans la région les positions solides pour lesquelles il mène une lutte opiniâtre et très rarement couronnée de succès.

Jusqu'à ces derniers temps, Washington a bâti sa coopération économique et militaire avec ces pays a) sur l'avantage unilatéral, b) en minimisant ses dépenses.

Il y a lieu de penser que Washington a tiré les enseignements de son "expérience iranienne" de 1979. Alors, la révolution islamique en Iran avait anéanti en un peu plus d'un mois et demi les fruits de plus de dix ans de travail avec le régime du shah qui, bien que d'apparence pro-occidentale, était obéré par la corruption du système clanique et la misère de 80% de la population et même plus. Une situation analogue est observée actuellement dans l'espace asiatique post-soviétique.

La stratégie américaine dans la région représente un système à plusieurs niveaux :

- avances et promesses aux échelons supérieurs du pouvoir en place de résoudre leurs principaux problèmes politiques intérieurs;

- soutien à l'opposition locale pro-occidentale, son financement via différentes organisations non gouvernementales et sa consolidation pour en faire une éventuelle "réserve";

- pénétration économique énergique dans la région en s'appuyant sur les nouvelles bases militaires.

Dans le même temps, l'extension de la présence militaire américaine a déclenché des processus intérieurs négatifs dans les nouveaux Etats asiatiques indépendants.

En Kirghizie, en mars 2005, après huit jours de troubles et de violences dans les régions sud et à Bichkek, le régime d'Askar Akaev a été renversé. Les événements de ces deniers mois montrent que la situation dans le pays ne se stabilise pas et que les tensions augmentent. Tout porte à croire que le pays entre dans une longue période d'instabilité consécutive au changement spontané de pouvoir.

En Ouzbékistan on constate depuis les trois dernières années une croissance du potentiel protestataire interne qu'il est déjà impossible de contenir par les seules mesures répressives. Vu une croissance démographique rapide, l'économie fait du surplace et n'arrive pas à fournir à la population des régions agricoles un emploi stable et un salaire décent.

Les autorités ouzbeks comptaient sur la coopération économique et militaire stratégique avec les Etats-Unis qui, espéraient-elles, devaient aider Tachkent à résoudre ses problèmes économiques. Cependant, à la fin de 2002 Tachkent supportait mal sa dépendance excessive dans différents domaines consécutive à l'implantation de sites militaires américains sur le sol ouzbek.

Au lendemain de l'écrasement de la tentative d'insurrection à Andijan, les Etats occidentaux et leurs organisations de défense des droits de l'homme ont déclenché une grande guerre médiatique contre l'Ouzbékistan en demandant le renforcement de la pression économique et politique sur le régime en place. Tachkent a réagi en fermant la base militaire américaine déployée sur son territoire, en réorientant sa politique extérieure sur la Russie et la Chine et en adhérant à la Communauté économique eurasiatique.

Privés de positions en Ouzbékistan, les Etats-Unis s'efforcent de réviser, "chemin faisant", leur stratégie en Asie centrale. Pour ce faire, Washington prodigue des éloges à Astana et soutient activement l'idée de la direction kazakhe (énoncée à la veille de la présidentielle de décembre 2005) d'un rôle particulier du Kazakhstan en tant que pays appelé à devenir le leader en Asie centrale et même dans la région de la mer Caspienne. C'est grosso modo le sens des déclarations faites à Astana par le secrétaire américain à l'énergie qui a exprimé principalement le "désir des Etats-Unis de voir s'achever dans les plus courts délais possibles les négociations entre le Kazakhstan et l'Azerbaïdjan sur le transport de ressources énergétiques kazakhes par la canalisation Bakou-Tbilissi-Ceyhan".

Le désir de Washington de proposer et de soutenir le Kazakhstan comme leader régional est compréhensible : après la rupture avec Tachkent les Etats-Unis n'ont plus d'alternative : des cinq capitales post-soviétiques d'Asie centrale seules Tachkent et Astana peuvent prétendre réellement à cette mission. D'autre part, le pragmatisme de la politique du Kazakhstan dans le bassin de la mer Caspienne permet aux multinationales américaines de faire en toute liberté des injections dans la production de pétrole et de contrôler ainsi une partie énorme des bénéfices : si le business pétrolier repose sur le contrôle financier des réserves d'hydrocarbures, la répartition des bénéfices est une question encore plus importante.

Cependant, la signature de l'accord intergouvernemental sur l'adhésion du Kazakhstan à l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan a été reportée à plusieurs reprises, ce qui irrite Washington. Evoquant la domination régionale potentielle du Kazakhstan, les Etats-Unis sous-entendent leur propre domination dans la même région. Leur désir de commander dans le bassin de la mer Caspienne et en Asie centrale est servi dans un emballage attrayant pour les autorités kazakhes : "Un climat économique transparent, stable et prévisible au Kazakhstan peut non seulement d'attirer de nouveaux investissements mais aussi d'encourager la création de nouveaux emplois : le montant des investissements dans la République du Kazakhstan peut doubler en cinq ans", a déclaré Samuel Bodman.

Les autorités kazakhes ne cessent d'affirmer que d'ici dix ans leur pays comptera parmi les dix plus importants exportateurs de pétrole et que de ce fait, il ne serait pas logique d'abandonner la politique de louvoiement entre les centres de force mondiaux, politique qui lui a toujours rapporté et continue de rapporter des dividendes.

Il ne faut cependant pas oublier qu'en déclenchant une série de scénarios de remplacement des régimes politiques dans l'espace post-soviétique ("révolutions de velours") l'Occident a radicalisé, depuis la fin de 2003, le processus de lutte pour l'influence dans les anciennes républiques soviétiques. Sous l'effet de ces mécanismes, la lutte entre les élites des pays asiatiques post-soviétiques s'aggrave également. Finalement, tous ces jeux en Asie centrale risquent de mal finir. Malgré toutes les assurances de "partenariat stratégique" et toutes les promesses de "pluie de dollars", la stratégie des Etats-Unis consiste toujours à provoquer un renversement radical des élites dans l'espace post-soviétique.

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