Hélène Carrère d'Encausse: la société civile russe va de l'avant

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Interview accordée à Dmitri Kossyrev, RIA Novosti

- Madame, permettez-moi de vous présenter aux lecteurs qui - si cela est seulement possible - n'ont jamais entendu prononcer votre nom: secrétaire perpétuelle de l'Académie française, lauréate d'une multitude de prix et auteur de nombreux livres sur la Russie dont l'un, "L'empire éclaté", a paru en 1978 et valu à l'auteur la haine de Leonid Brejnev. Il faut dire que depuis que votre prophétie s'est réalisée, on attend de vous de nouvelles surprises. Lorsque je vous ai vue à Moscou à la réunion du club Valdaï, ce n'est pas sans une petite crainte que je vous ai demandé ce qui vous intéressait à présent en Russie.

- Ce qui me préoccupe un peu, c'est de savoir comment évolue la société civile et quelles institutions elle édifie. Par exemple, la Chambre civile m'a intéressée tout particulièrement mais je ne suis pas sûre qu'elle jouera le rôle que j'imaginais au début. Je m'intéresse aux organisations et associations de consommateurs qui sont de véritables institutions de la société civile. Je voudrais mieux les comprendre, elles sont importantes en tant que partie des transformations dans ce pays où tout a effectivement changé. Je connaissais bien l'Union soviétique, j'ai vu de très près les débuts de la Russie et je trouve que bien des choses ont changé. On voit que les gens sont sensibilisés, qu'ils ont décidé d'assumer une responsabilité, c'est un changement important.

- Vous voulez dire qu'ils se sont sentis responsables en premier lieu de leur survie économique...

- Oui. C'est une révolution. Parce que les gens ont reçu une éducation idéologique qui supposait que l'Etat ferait tout pour eux et qu'ils ne devaient rien décider ni rien assurer. Savoir que chaque jour vous devez répondre de vous-même et de vos proches, cela veut dire que la société dans son ensemble a pris en main son propre destin. Même si c'était difficile, même si beaucoup de gens ont protesté, cela a été fait. Lorsque le système soviétique s'est effondré en 1991, je ne cessais de me demander combien de temps il faudrait pour que les gens s'en rendent compte. Et voilà, cela s'est produit et les gens ont commencé à décider eux-mêmes de ce qu'ils doivent faire.

Je m'intéresse donc aux institutions de la société civile parce que cette société va quand même de l'avant. Je sais que c'est une opinion très discutée. Mes amis russes me disent que je suis trop optimiste. Je ne le suis pas du tout. Mais je suis sûre d'avoir raison quand je dis que les gens sont ici déjà au XXIe siècle. Même les plus vieilles babouchkas qui n'ont rien connu d'autre que le communisme et qui sont malheureuses s'efforcent de faire quelque chose. C'est là finalement la dignité de cette société. A présent il faut construire des institutions par lesquelles cette société pourrait influer sur le pouvoir.

- Il se trouve que dans les années 90 nous avons commencé par importer un système de gestion démocratique, mais la société civile ne s'importe pas...

- Les institutions des années 90 étaient politiques. Les élections, par exemple, sont une institution très importante. Mais il est possible de voter sans rien comprendre à la politique. Il me semble qu'il importe davantage de construire des institutions démocratiques pour y insuffler ensuite les pratiques démocratiques. Pour cela il faut que la société entre elle-même dans la vie politique.

Littéralement tous les spécialistes des problèmes de l'ex-Union soviétique pensaient que l'homo soveticus survivrait très longtemps, et ne redeviendrait jamais normal. Mais tout s'est passé beaucoup plus rapidement que l'on s'y attendait et c'est un bon enseignement historique: toutes nos analyses étaient très spéculatives et le facteur humain n'a pas fonctionné de la manière dont nos théories le supposaient.

Une autre question qui m'intéresse ici, c'est l'avenir politique. Tout compte fait, le pouvoir est très puissant dans ce pays, il est intéressant d'essayer de savoir entre quelles mains il se retrouvera. Le mandat du président touche à sa fin et je crois qu'il ne voudra pas accepter le troisième mandat. Je pense qu'il souhaite entrer dans l'histoire comme un homme qui a su s'éloigner du pouvoir et éviter de manipuler la Constitution. Regardez ce qui se passe dans le monde, les gens au pouvoir ont du mal à s'en séparer. Vous perdez votre statut, c'est une perte énorme.

- Où cherchez-vous la réponse à cette question?

- Je ne pense pas que la Russie puisse revenir en arrière. La vie doit continuer sa marche vers l'avant. Des partis politiques doivent grandir, ils sont encore très faibles dans ce pays, du moins ce ne sont pas des partis au sens où nous l'entendons en Occident. Bien des choses ont changé. Des élections ont lieu et se déroulent en principe normalement. Mais cela ne suffit pas, ce qui manque c'est la vie politique. Quand j'étais députée au Parlement européen, j'ai vu qu'il y avait eu des élections normales en Russie. J'ai étudié la révolution de 1905 et la vie en Russie de 1905 à 1917. Lorsqu'on lit les documents des quatre Doumas, on voit qu'elles avaient un pouvoir très limité qui, pourtant, leur a été enlevé, mais les partis politiques fonctionnaient et il y avait une véritable vie politique en Russie. Je pense donc que la Russie a déjà prouvé que les gens ici ne sont pas des barbares, qu'ils sont tout à fait normaux. Il faut seulement élargir les pratiques démocratiques.

Ce qui me préoccupe, c'est le sens que l'on donne ici au terme "démocratie", comment il est interprété par tout un chacun, par le peuple. Ce que je trouve dans les écrits n'explique pas clairement quelle réponse sera donnée à cette question par un homme de la rue, un fonctionnaire ou un policier corrompu...

- Pour l'homme de la rue ce terme n'est pas très positif, depuis les années 90. Mais précisons d'abord certaines choses. Vous dites que nous avons une démocratie au niveau de la politique nationale, une société civile, mais qu'elles sont en rupture, sans contacts, sans interpénétration.

- Oui, ce qui m'intéresse, c'est le moment où les deux processus s'allieront. Il n'y a pas de politique véritable sans société civile. Mais je n'oublie pas que le système soviétique est mort il y a quinze ans. C'est une période très courte.

- A propos de la mort des systèmes, vous n'allez pas prédire un nouvel éclatement de notre pays?

- Non. On me pose souvent cette question. Dans les années 70, j'étais convaincue qu'il n'y avait pas d'autre voie et que toutes les combinaisons politiques inventées plus tard par Gorbatchev ne pouvaient que ralentir ce processus sans jamais l'arrêter. Maintenant je pense que c'est fini puisque le système fédéral, que j'ai aussi du mal à comprendre, fonctionne tout de même. J'ai été au Tatarstan, les Tatars y vivent selon leur propre mode de vie. Qu'y a-t-il de commun entre Sibériens et Moscovites? Très peu de choses. Mais il existe pourtant un équilibre entre le pouvoir centralisé et les possibilités des régions, et il fonctionne. Je vois qu'au Tatarstan et même au Daghestan le chaos a cessé. Il y a à présent d'autres problèmes, d'ordre technique. Quant à savoir s'il vaut mieux que le gouverneur soit élu ou nommé, c'est là une question secondaire. Chez nous, dans le système français, les préfets sont à peu près homologues des gouverneurs russes et ils ne sont pas élus.

Ce qui me préoccupe vivement ici, c'est l'ampleur de la corruption. Tout compte fait, grâce au pétrole, l'Etat fonctionne. L'économie se développe. La Russie est devenue un pays riche que le monde entier a commencé à ne plus craindre mais à respecter, ce qui n'était pas le cas il y a cinq ans, quand tout le monde se moquait d'elle. Souvenez-vous du problème du Kosovo, lorsque la Serbie a été attaquée le gouvernement russe a demandé que le problème soit transféré devant le Conseil de sécurité, mais comme la Russie était elle-même membre du conseil, les autres pays ont décidé qu'ils pouvaient bien se passer d'elle. A présent, personne n'osera pareille démarche. Dans l'ensemble, tout fonctionne chez vous. Mais ce qui ne tourne pas - c'est étonnant mais aucun progrès n'est en vue - c'est la lutte contre la corruption. Aucun pays européen - même eurasiatique - normal et développé du XXIe siècle ne peut vivre avec des traditions comme celles que vous avez.

- Peut-être la société civile apportera-t-elle une forme de solution?

- Je pense que la société civile et ses institutions ont pour devoir d'essayer d'insister là-dessus. On voit que le président, homme fort qui a démontré sa capacité à faire revenir la Russie dans l'arène internationale, s'est trouvé incapable de vaincre la corruption, bien qu'il en ait beaucoup parlé et fait des efforts en ce sens. Lorsque l'histoire dressera le bilan de ce qu'il a fait et de ce qu'il n'a pas fait, on verra en fin d'alinéa: il n'a pas éliminé la corruption.

Si ceux qui arriveront au pouvoir héritent de ce système sans pouvoir s'appuyer sur la société civile dans la lutte contre la corruption, cela constituera le plus grand frein à une modernisation complète de la Russie.

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