L'indépendance, c'est comme la justice, ça marche à plusieurs vitesses

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Par Inga Kotchieva, journaliste au quotidien Respoublika, Tskhinvali

L'une des causes fondamentales de l'actuelle détérioration des relations russo-géorgiennes réside dans le refus des dirigeants géorgiens d'admettre le droit à l'autodétermination des populations de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud, ces anciennes autonomies situées sur le territoire de la République socialiste soviétique de Géorgie. Pour quelles raisons les Sud-ossètes, pour ne prendre qu'eux, sont-ils aussi déterminés à vivre en dehors de l'Etat géorgien?

On ne compte plus ceux qui, du président Saakachvili jusqu'aux leaders des organisations non-gouvernementales, ont avancé, à des fins politiques, des solutions géorgiennes de règlement équitable du conflit. En règle générale, ils prétendent que les Sud-ossètes n'ont jamais aspiré à l'indépendance, qu'ils veulent simplement faire valoir leurs droits sur le territoire de la Géorgie. "L'Etat géorgien leur donne tout cela", a déclaré Mikhaïl Saakachvili. Effectivement, pendant les 68 années de pouvoir soviétique la Géorgie a eu tout le temps qu'il fallait pour démontrer ses bonnes intentions à l'égard des Ossètes, néanmoins la Région autonome d'Ossétie du Sud est restée une "arrière-cour" de la RSS de Géorgie sans jamais abandonner l'idée d'une union avec l'Ossétie du Nord.

En 1774, dans le cadre de l'Ossétie unie, l'Ossétie du Sud devenait une partie de la Russie, ce à quoi elle aspirait depuis longtemps. A ces fins une ambassade ossète avait fonctionné à Saint-Petersbourg de 1749 à 1752. Cette représentation diplomatique avait été dirigée par des notabilités, principalement originaires du sud. C'est seulement 28 ans après l'Ossétie que la Géorgie rallia la Russie pour échapper à la tyrannie turque et perse.

En 1918, la Géorgie proclama son indépendance et la République démocratique de Géorgie vit le jour. Le peuple ossète déclara alors qu'il restait au sein de la Russie, soutint les bolcheviks et proclama sur son sol le pouvoir des Soviets, unique moyen d'éviter l'annexion par la Géorgie. Cependant, cette démarche de l'Ossétie du Sud incita la Géorgie à se livrer contre elle à une agression de grande envergure. L'armée du gouvernement menchevik mit l'Ossétie du Sud à feu et à sang. Au cours de cette campagne la garde populaire se distingua par ses actions punitives, incendiant la plupart des villages, chassant plus de 20.000 Ossètes qui trouvèrent refuge en Ossétie du Nord après avoir franchi des cols. Selon certaines estimations, de 5 à 18.000 Ossètes perdirent la vie. Nombre d'entre eux moururent de froid, de faim et de maladie lors du franchissement des montagnes. Des milliers de Sud-ossètes réfugiés en Ossétie du Nord y créèrent des colonies entières.

Les unités de l'Armée rouge envoyées en Ossétie du Sud mirent un terme au génocide, mais par la suite le pouvoir soviétique appliqua une politique dépourvue de toute logique: après avoir proclamé le pouvoir soviétique en Géorgie, les dirigeants bolcheviks annexèrent arbitrairement l'Ossétie du Sud à la Géorgie soviétique, cette Géorgie qui pendant deux ans avait exterminé les Ossètes. Le nord de l'Ossétie resta au sein de la Russie tandis que le sud devint une entité autonome dans la république hostile au peuple ossète. Le terrain pour un prochain génocide avait ainsi été préparé sciemment.

Au cours des années qui suivirent, en plusieurs circonstances les Sud-ossètes émirent l'idée d'une réunion avec l'Ossétie du Nord, une dissidence brutalement réprimée par le pouvoir soviétique. En 1925, cette question fut à deux reprises soumise à l'attention de Staline par les représentants des entités autonomes d'Ossétie du Sud et d'Ossétie du Nord. Finalement les membres des deux délégations furent fusillés. Les membres de l'organisation de la jeunesse constituée en Ossétie du Sud en vue de réintégrer la langue ossète entièrement prohibée par les dirigeants géorgiens dans les établissements d'enseignement et les institutions publiques furent envoyés au bagne. Néanmoins, faisant partie d'un grand pays somme toute prospère, l'Union soviétique, l'Ossétie du Sud était protégée sur le plan physique, quoique beaucoup moins sur celui du droit. En fait, la Géorgie soviétique appliquait une politique assurant la suprématie de la "nation titulaire" de la république tandis qu'en 1930 l'entité autonome d'Ossétie du Sud était déjà la région géorgienne où le niveau de vie était le plus bas.

Aujourd'hui, alors que l'opinion internationale s'est déjà faite à l'idée de la reconnaissance des républiques non reconnues et fait sienne le principe du droit des nations à l'autodétermination, les Sud-ossètes sont interrogés plus souvent sur ce qui les incite à opter pour la Russie que sur ce qui les pousse à ne pas rester au sein de la Géorgie. En ce qui concerne la première question tout est clair: ce sont 232 années d'affinité spirituelle avec la Russie, mais la seconde question n'est pas moins importante. La Géorgie est un pays imprévisible dans lequel l'amplitude des oscillations allant de l'internationalisme jusqu'à la xénophobie et le fascisme est on ne peut plus courte et dépend de tout ce que l'on peut imaginer: depuis le climat politique jusqu'aux slogans inédits.

A la fin du siècle dernier le vent des changements ranima en Géorgie un mal qui avait sévi dans le passé. A bout de force, l'Union soviétique n'était déjà plus à même de refreiner le nationalisme dans cette république. A partir de 1989, les manifestations réclamant de chasser les étrangers "à grands coups de balai" étaient devenues monnaie courante en Géorgie. Et la mine posée en 1922 sous forme d'entité autonome d'Ossétie du Sud devait finalement fonctionner. Dans un premier temps, les forces nationalistes emmenées par Zviad Gamsakhourdia lancèrent plusieurs dizaines de milliers de nationalistes contre l'Ossétie du Sud et ensuite, après l'échec de leur manifestation dans le centre de la petite Tskhinvali, elles firent le siège de la ville, se livrant à des provocations, des assassinats, des prises d'otages. C'est le terrorisme géorgien lui seul qui est à l'origine de la lutte menée par l'Ossétie du Sud pour son indépendance. Qui plus est, plusieurs décisions prises alors par la Géorgie n'avaient pas laissé d'autre choix aux ossètes. Le Soviet suprême de la Géorgie soviétique avait abrogé des textes législatifs adoptés à l'époque soviétique ayant suivi février 1921, parmi lesquels le Traité sur la formation de l'URSS. C'étaient les premiers pas vers la sortie unilatérale de l'URSS. La région autonome d'Ossétie du Sud constituée en 1922 conformément à la législation soviétique était ainsi supprimée. Par conséquent, cette décision plaçait automatiquement l'Ossétie du Sud hors du champ juridique de la Géorgie séparatiste.

Les démarches ultérieures de l'Ossétie du Sud cadraient parfaitement avec la Constitution et les lois de l'URSS et, partant, elles n'enfreignaient en rien l'intégra lité territoriale de l'Etat géorgien autoproclamé. La République d'Ossétie du Sud fut proclamée le 20 septembre 1990 et par la suite au moyen de deux référendums l'Ossétie du Sud confirma sa volonté de se rendre indépendante de la Géorgie et de se rattacher à la Russie.

La deuxième agression géorgienne lancée depuis le début du siècle contre l'Ossétie du Sud commença à l'aube du 6 janvier 1991. Pendant plusieurs heures la ville de Tskhinvali fut occupée, les routes coupées, la population civile bombardée au mortier, comme toujours "pour rétablir l'ordre" (deux ans plus tard c'est ce même prétexte qu'invoquera le dirigeant suivant de la Géorgie, Edouard Chevardnadze, pour déclencher la guerre en Abkhazie). Pendant trois semaines des combats de position eurent lieu dans la ville où les habitants avaient organisé la résistance. Au cours de cette période les occupants pillèrent et incendièrent des maisons et des bâtiments publics. Le nombre des victimes augmentait au fil des heures. Des troupes du ministère de l'Intérieur de l'URSS se trouvaient sur le territoire de la république, mais elles avaient reçu l'ordre de ne pas intervenir. Le 27 janvier, les formations armées géorgiennes furent boutées hors de la ville, mais elles restèrent à proximité. C'est alors que des massacres d'Ossètes commencèrent dans les villages à population mixte, que ne pouvaient contrôler ni les troupes de l'intérieur, ni les détachements de la défense d'Ossétie du Sud. Simultanément la Géorgie avait cessé d'approvisionner l'Ossétie du Sud en électricité. Dans les maisons privées de chauffage les enfants et les vieillards souffrirent particulièrement du froid: en un mois on dénombra 29 décès par hypothermie dans la maison de retraite de Tskhinvali. Huit nouveau-nés moururent de froid dans la maternité de la ville. Dans les régions sud-ossètes reculées des villages entiers étaient incendiés, très souvent les bandits géorgiens brûlaient vivants les occupants des maisons, principalement des vieillards qui n'avaient pas réussi à s'enfuir. Pratiquement encerclée de toutes parts, Tskhinvali fut la cible d'armes lourdes et de snipers qui avaient pris position sur les hauteurs ceignant la ville.

Dès les premiers jours de la guerre des habitants des villages sud-ossètes avoisinants trouvèrent refuge à Tskhinvali, d'autres gagnèrent à pied l'Ossétie du Nord par la seule route de contournement restée relativement sûre. En un an et demi leur nombre s'éleva à plus de 20.000 personnes. Les Ossètes vivant dans les régions intérieures de la Géorgie étaient absolument sans défense: les autorités locales encourageaient même les bandits qui se livraient à des exactions au nom de la Géorgie. D'ailleurs, on peut dire sans aucun doute que les autorités officielles avaient donné leur feu vert aux purges ethniques. Plus de 100.000 Ossètes ont fui la Géorgie pour se réfugier en Ossétie du Nord et même à Tskhinvali pourtant bombardée. Pour leur bestialité les crimes perpétrés à l'égard des Ossètes dépassent l'imagination: assassinats de vieillards sans défense, 12 passagers d'un car ensevelis vivants (!), mitraillage d'une colonne de réfugiés se dirigeant vers l'Ossétie du Nord, soldé par la mort de 32 personnes, principalement des femmes et des enfants. En un an et demi de guerre menée par la Géorgie contre l'Ossétie du Sud 117 villages ossètes ont été incendiés, plus d'un millier de personnes ont été tuées en Ossétie du Sud et autant en Géorgie, plus de 120 personnes ont été portées disparues, 3.500 autres ont été blessées, un préjudice irréparable a été causé à l'économie sud-ossète. Les Ossètes chassés de Géorgie représentent 70% de l'ensemble de la population ossète. Force est de relever aussi que l'on compte évidemment des victimes parmi la population géorgienne, mais en résistant activement les Ossètes ne se livrent à aucune exaction à l'égard des civils géorgiens, ils n'ont à ce jour incendié aucun village géorgien. Toutes ces actions des dirigeants géorgiens contre les peuples d'Ossétie du Sud et les ossètes ont été consignées de manière détaillée dans la Déclaration sur le génocide des Sud-ossètes en 1989-1992 et sont reconnues comme une agression impériale fondée sur l'idéologie du fascisme ainsi que comme un génocide.

Quelques années après le déploiement des "casques bleus" russes et la fin de la guerre, la Géorgie, soucieuse de se donner une nouvelle image et de se présenter comme un pays démocratique, a entrepris, sous la pression des organisations internationales, des démarches concernant le retour des réfugiés. A grand renfort de publicité des structures spéciales ont été mises en place, des fonds ont été dépensés, mais les réfugiés installés tant bien que mal en Ossétie du Nord et ayant acquis la citoyenneté russe ne manifestent aucun désir particulier de rentrer en Géorgie. Les raisons invoquées sont assez nombreuses: absence de logements, ceux-ci ayant été accaparés depuis par la population géorgienne locale, possibilités quasi-inexistantes de trouver un emploi, de poursuivre des études en langue russe car il n'y a pratiquement plus d'écoles russes dans les provinces géorgiennes. Mais l'essentiel, selon les réfugiés, c'est l'absence totale de garanties en matière de sécurité. On ne peut pas non plus affirmer que la Géorgie s'est guérie du chauvinisme qui se manifeste périodiquement dans les régions du pays à forte population arménienne et azerbaïdjanaise. Evidemment, les Ossètes eux aussi ne sont pas protégés, à moins d'avoir adopté des noms à consonance géorgienne. Les organisations internationales ont contraint la Géorgie à voter une loi sur la restitution des biens aux victimes du conflit, mais cela n'a toujours pas été fait. Nombre de ses points ne sont pas conformes aux normes européennes. D'autre part, la loi géorgienne en préparation (dans le projet de laquelle on associe - allez savoir pourquoi - la restitution des biens aux réfugiés à la compensation des biens perdus par les victimes d'inondations et de tremblements de terre) n'a aucun rapport avec les exigences posées par l'Ossétie du Sud, à savoir:

- donner une estimation politique des événements de 1989-1992 et reconnaître le génocide des Sud-ossètes;

- engager des poursuites judiciaires contre les organisateurs du génocide des Sud-ossètes et ses participants;

- réparer le préjudice moral et matériel causé aux Sud-ossètes pendant le génocide de 1989-1992;

- prendre des mesures en vue de créer des conditions propices au rétablissement des réfugiés dans leurs droits avec dédommagement total du préjudice moral et matériel qui leur a été causé.

"Le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel: soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe".

C'est par cette clause de la Convention internationale pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 que commence la Déclaration sur le génocide des Sud-ossètes de 1989-1992 et l'estimation politique et juridique des événements de 1989-1992 adoptée en avril 2006 par le parlement de la République d'Ossétie du Sud.

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