Temps forts 2006: Pourquoi les Latino-américains virent-ils au rouge?

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Par Piotr Romanov, commentateur politique de RIA Novosti

On dit que les Chinois disposent de treize termes pour décliner les tonalités du rouge. Dans les jugements sur le "rougissement" - ou le virage à gauche - de l'Amérique latine, ces termes sont tout indiqués pour analyser de manière objective ces tonalités. Le Brésilien Lula "rose modéré" et le Vénézuélien Chavez "pourpre radical" pourraient, à la rigueur, être incorporés dans le "bataillon révolutionnaire rouge", mais la précision analytique en souffrirait.

Quoi qu'il en soit, il existe une tendance générale à même d'expliquer, ne fût-ce que partiellement, pourquoi les Latino-américains se sont mis à "rougir" avec un bel ensemble. Il a suffi que l'Oncle Sam plongé dans l'euphorie après l'effondrement de l'URSS, se relâche quelque peu, se tourne vers d'autres objectifs - Proche-Orient, Iran, Corée du Nord - et aussi se lance dans une guerre en Irak tout en s'employant à implanter la démocratie en Afghanistan, etc., pour que l'Amérique latine sans support américain vire brusquement à gauche. Ce n'est pas là le premier "rougissement" de la région dans l'histoire, mais ce qui est remarquable c'est que cette fois il s'est produit sans implication soviétique ni même cubaine, La Havane étant actuellement entièrement occupée par la maladie mortelle de Fidel et, partant, par la lecture du marc de café pour anticiper son avenir.

Chacun des pays classés aujourd'hui dans le bloc de gauche - Bolivie, Brésil, Equateur, Nicaragua et Venezuela - est marqué par un rougissement d'intensité différente, mais dont l'origine est identique. Seulement si les facteurs locaux ont partout joué un rôle certain, ce sont les facteurs extérieurs qui ont quand même été déterminants. Le virage à gauche actuel de l'Amérique latine est une réaction à la politique du "grand voisin du nord". Le résultat du mécontentement de cette politique qu'ont menée et que mènent dans cette région les Etats-Unis et la plupart des sociétés transnationales qui n'ont jamais pris en compte et qui continuent de ne pas prendre en compte les intérêts locaux. Au groupe de mécontents susmentionnés s'ajoute, en tout cas pour le moment, l'"Ile de la liberté". On pourrait aussi y joindre la moitié du Pérou, où le candidat de la gauche a été à deux doigts de remporter la récente présidentielle, et, probablement, le Mexique qui est toujours scindé en deux. Au Pérou et au Mexique la gauche a été battue sur le fil, par contre en 2006 l'épilogue électoral a été presque aussi pourpre que le sang bolchevik de la plus belle eau: au Venezuela elle a vaincu par K.O. et réélu Hugo Chavez pour un nouveau mandat.

La grande question du moment est peut-être celle de savoir sur quoi tout cela va déboucher. Sur rien d'extraordinaire, pensons-nous. Il est absolument certain que la région ne deviendra pas "socialiste", même si le fougueux Hugo Chavez au comble de la joie après sa victoire a promis l'avènement d'une ère socialiste.

Premièrement, ceux qui aujourd'hui défilent en Amérique latine sous des bannières écarlates, ce sont principalement non pas des maoïstes, des trotskistes et des bolcheviks, mais des gens qui réclament pour leur pays respectif une souveraineté qui cesse d'être fantomatique pour devenir réelle et une économie à vocation sociale. Des gens qui veulent en finir avec le pillage des ressources naturelles et qui en ont "ras-le-bol" de l'immixtion des Etats-Unis d'Amérique dans leurs affaires intérieures, foncièrement nationales. Sur les banderoles il est rare de lire des slogans exigeant l'abolition de la propriété privée ou encore l'"expropriation des expropriateurs". Et puis ceux qui les arborent sont soit des personnes âgées, soit des adolescents qui pour le moment ne songent qu'à faire de l'esbroufe. Ils n'ont rien de marxistes convaincus.

Par conséquent, dans leur ensemble tous ces mots d'ordre, bien qu'énoncés dans une forme moderne, ne sont qu'un remake des anciennes idées bolivariennes sur la lutte pour la souveraineté et la lutte contre la pauvreté. Même Hugo Chavez, le leader régional le plus radical, se réfère non pas à Marx, mais à Bolivar. Depuis l'effondrement de l'URSS Cuba lui aussi s'éloigne du marxisme-léninisme pour rallier les idées bolivariennes et celles de son "pays" José Marti.

Evidemment, le "bataillon révolutionnaire rouge" de l'Amérique latine avance vers les changements souhaités en empruntant le côté gauche du chemin, mais c'est là le choix de ceux qui le composent. Pour le moment on ne remarque aucune tentative tant soit peu sérieuse pour s'écarter de la voie capitaliste. Et cela devrait perdurer. Mais à condition que les Etats-Unis ne recommettent pas la grossière erreur de s'ingérer lourdement dans cette marche latino-américaine. Si cela se produisait, alors Hugo Chavez se proclamerait à coup sûr communiste comme à l'époque Fidel Castro incompris par ces mêmes Américains l'avait fait contre son gré.

La deuxième raison pour laquelle il est plus raisonnable de ne pas envisager le "rougissement" de l'Amérique latine comme quelque chose d'entier et de corrélatif, c'est le fractionnement de la région, un mal dont elle souffre en permanence. Il semble bien que pas un seul pays latino-américain n'entretient des relations totalement régularisées avec ses voisins. D'où le manque de confiance, les fréquents conflits frontaliers dans la forêt amazonienne où les lignes de démarcation n'existent pratiquement pas, etc. Actuellement la coopération la plus étroite et la plus fructueuse s'observe entre les "rouges" Venezuela et Cuba. Seulement regardez sur la carte où se trouvent Caracas et La Havane. Dieu seul sait ce qui se passerait s'ils avaient une frontière commune!

On dit que juste avant de mourir Bolivar avait répété en chuchotant le même mot; "Unité, unité, unité".

Il savait ce qu'il disait. Ce sont justement les querelles et les divisions dans la région qui avaient empêché Simon Bolivar de créer les Etats-Unis d'Amérique latine, à qui il aurait été bien sûr plus facile de lutter contre l'Espagne lointaine et contre les Etats-Unis dont les ambitions étaient déjà évidentes.

On peut ne pas douter qu'en s'appuyant sur les pays de la région restés encore dans leur giron les Etats-Unis s'emploieront à ce que le rêve de Bolivar ne se matérialise pas aujourd'hui non plus. Cependant, d'autres facteurs existent. Washington a laissé les choses se dégrader et maintenant les Etats-Unis doivent faire face dans leur "chasse gardée" traditionnelle à des concurrents qui se retranchent sur le littoral sud-américain où ils ont débarqué. Des concurrents qu'il sera malaisé de rejeter à la mer: la Chine, l'Union européenne, le Canada et tout dernièrement la Russie qui rétablit des liens avec Cuba et coopère activement avec le Venezuela.

Bref, l'Amérique latine ne deviendra pas "socialiste", mais il n'est pas exclu qu'elle devienne plus indépendante des Etats-Unis.

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