Cette peste radionucléidique qui erre de par le monde

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Par Tatiana Sinitsyna, RIA Novosti

L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a déjà recensé dans le monde plus d'un million de sources radioactives dangereuses. Comme si celles-ci voulaient rivaliser avec les naturelles que sont les fleuves, les ruisseaux et les fontaines. Elles sont déjà parvenues à ce que dans la conscience des gens le terme "source" soit perçu non pas comme une félicité de tous les instants, mais comme un principe funeste. Il est opportun ici de reprendre les paroles sacramentelles du politique américain Donald Hodel qui avait dit à propos des réalisations atomiques mondiales: "Nous allons tous, lunatiques que nous sommes, vers la catastrophe". Il semble bien qu'il en soit ainsi, mais le coupable c'est non pas l'atome, mais les gens. C'est nous qui l'avons fissionné, "domestiqué", contraint à nous servir. Aussi est-ce à nous, morale oblige, d'assumer la responsabilité qui en découle. Mais les événements montrent que ce n'est pas encore ce que nous faisons et que pour cette raison, de temps à autre, des incidents comme l'"affaire du polonium" en Grande-Bretagne viendront nous frapper de stupéfaction.

Monsieur Litvinenko est mort, mais son nom et son "affaire" continuent de défrayer la chronique. Par exemple, l'AIEA, mandatée par l'ONU pour observer à la loupe "la vie nucléaire" des Etats, a annoncé qu'elle n'était pas en mesure de contrôler la circulation des radio-isotopes, ce domaine n'étant pas de son ressort. Comment donc une lacune aussi grave a-t-elle pu se produire? Parmi les tâches affectées il y en a une qui consiste à empêcher que des matériaux radioactifs ne se baladent de par le monde. L'homme de la rue a été surpris en apprenant que cette organisation ne contrôlait que les matériaux nucléaires, c'est-à-dire ceux qui sont utilisés pour fabriquer une bombe atomique classique. La bombe "sale", celle à laquelle rêvent les terroristes, elle est hors contrôle.

L'AIEA ne fait qu'enregistrer les cas de trafic de radionucléides que les pays lui communiquent de bon gré. Or, personne ne voudrait se faire attribuer des mauvais points. En attendant, les radio-isotopes et autres nucléides sont tellement répandus dans le monde que maintenant il ne sera pas aisé de les soumettre à un contrôle rigoureux. Les sources radioactives largement utilisées dans les différents domaines de l'activité humaine - médecine, métallurgie, agriculture, industries minière et constructions mécaniques - tendent à devenir des foyers plus dangereux que les sites nucléaires soumis à une surveillance beaucoup plus stricte.

Toujours selon l'AIEA, on fabrique dans le monde plus de 10.000 instruments et appareils médicaux pour la radiothérapie, 12.000 sources radiographiques industrielles nouvelles. Contre tout entendement, ces choses circulent librement, elles ne sont soumises à aucun contrôle international strict. Le professeur Alexandre Borovoï, du centre de recherche russe "Institut Kourtchatov", ancien consultant de l'AIEA pour la radiation, a raconté combien le monde avait été préoccupé par l'incident tragique qui s'était produit en 1987 dans la ville brésilienne de Goiania. Dans un quartier très pauvre des habitants avaient découvert dans une décharge un récipient contenant un médicament à base de césium 137. Après l'avoir brisé, ils avaient vu une poussière bleuâtre scintillante. Jugeant que le contenu avait beaucoup de valeur et même un pouvoir surnaturel, ces gens avaient appelé voisins et parents pour leur montrer la trouvaille. Finalement, 244 personnes avaient été gravement irradiées et plusieurs centaines d'autres avaient plus ou moins souffert.

D'innombrables problèmes sont suscités dans le monde par les "sources abandonnées" consécutivement à des pertes, des vols ou encore à l'inconscience de propriétaires les ayant jetées après utilisation. Dans le rapport intitulé "La sécurité des sources radioactives" présenté à la Conférence internationale tenue à Vienne en mars 2003, l'AIEA reconnaît que 100 pays n'exercent aucun contrôle sérieux sur ces sources en raison de l'absence d'une structure appropriée. La base d'informations de l'AIEA fait état de 300 cas de trafic illicite de sources radioactives, officiellement enregistrés depuis 1993. Tout ceci recèle un péril potentiel pour la société humaine.

Les faits montrent qu'environ 30% des sources radioactives ne sont pas utilisées à bon escient même dans les pays les plus évolués. Par exemple, aux Etats-Unis on en recense 500.000 sur deux millions. La situation ne se présente pas sous un meilleur jour dans les pays de l'Union européenne. Depuis quinze ans on y a produit 500.000 sources radioactives, dont 110.000 sont utilisées au moment présent. Cependant, un quart d'entre elles ne sont pas exploitées correctement et leur stockage ne fait l'objet d'aucune surveillance fiable.

Dans l'ancienne Union soviétique les matériaux radioactifs étaient tous soumis à un contrôle rigoureux. "A l'Institut Kourtchatov, où j'ai travaillé toute ma vie, afin d'obtenir des radionucléides pour une expérience il fallait posséder une autorisation spéciale et remplir une foule de formulaires, raconte le professeur Borovoï. De multiples vérifications étaient effectuées, nous devions rendre des comptes pour chaque microgramme".

Le système de contrôle actuel n'est plus le même, évidemment, cependant la rigoureuse tradition soviétique du contrôle strict des matériaux radioactifs est toujours présente. "Dans tous les sites les matériaux nucléaires font l'objet d'un contrôle strict, a déclaré à RIA Novosti le directeur général de Rostekhnadzor ( Service fédéral pour la supervision écologique, technologique et atomique), Konstantin Poulikovski. Aucune infraction aux règlements concernant le stockage et le déplacement des matériaux nucléaires, dont le polonium, n'a été enregistrée dans les structures que nous contrôlons".

Cependant, si tout est en ordre en ce qui concerne les matériaux nucléaires, il y a quand même des problèmes avec les radionucléides et les isotopes. Ils sont notamment révélés par l'entreprise "Radon" chargée de contrôler la situation radiologique à Moscou. Selon son directeur général adjoint, Oleg Polski, tous les ans on détecte dans la capitale de 20 à 60 nouvelles sources de pollution radiologique. Le service non stop "Radon" est attentif et strict et c'est grâce à lui que sur le plan radiologique Moscou passe pour être l'une des capitales du monde les plus sécuritaires.

Les choses sont bien plus compliquées dans les anciennes républiques soviétiques qui aujourd'hui sont des Etats souverains. Les révolutions locales et la valse des gouvernements se sont soldées par une disparition du contrôle des sources radioactives instauré à l'époque soviétique. Dans un article signé Tom Parfitt paru dans le Times londonien du 3 mars 2004 on pouvait lire: "Avec les stocks d'armes datant de l'époque soviétique, des services de sécurité déficients et des rapports tendus entre le centre et les régions enclines au séparatisme, la Géorgie est devenue une véritable manne pour les chasseurs de substances radioactives". Le quotidien britannique affirmait qu'au moins trois courriers transportant chacun au minimum un kilogramme d'uranium faiblement enrichi y avaient été interceptés. L'un d'eux, qui tentait de franchir la frontière avec l'Arménie, avait même dissimulé une pastille d'uranium dans un sachet de thé.

Intervenant devant la conférence à Vienne, le docteur Abel Gonzales, de l'AIEA, avait raconté qu'en 1995, dans le village estonien de Tammiku toute une famille avait été irradiée à mort après qu'un de ses membres eut placé dans le tiroir de la table de la cuisine un débris de métal radioactif d'origine inconnue découvert dans un champ.

A l'autre bout du monde, en Thaïlande, des ferrailleurs avaient découpé une bombe au cobalt volée, destinée à traiter des maladies cancéreuses, et en avaient extrait le cobalt-60 qui s'y trouvait. Trois d'entre eux sont morts, onze autres ont été fortement irradiés. Les enquêteurs ont mis la main sur deux autres générateurs de rayons gamma, que les ferrailleurs conservaient sur un parking.

Le 12 janvier 2005, dans le port commercial de Mourmansk (nord-ouest de la Russie), le système de détection radiologique s'est déclenché pendant le contrôle douanier subi par un marin du bateau chinois "Yong Tai" (Hong Kong): ses vêtements avaient été contaminés par l'isotope du césium 137. Les autres objets personnels du marin étaient eux aussi irradiés.

Ceux qui rêvent d'une "bombe sale" auraient été heureux de tomber sur les conteneurs de césium 137 et d'américium 241 égarés par la société portoricaine "GeoExport" à la suite d'une violation de la réglementation concernant le transport. Les terroristes auraient également été ravis d'apprendre en temps opportun que la compagnie américaine Bayou Inspection Services (Louisiane) stockait des conteneurs de radionucléides dans des locaux non verrouillés. Selon la Commission des Etats-Unis pour la réglementation nucléaire, au cours des dix dernières années plus de 1.500 sources radioactives ont été perdues dans le pays, la moitié définitivement. Les exemples ne se comptent plus.

D'après les dernières données communiquées par l'AIEA, 103 cas de trafic illicite de matériaux nucléaires et radioactifs ont été enregistrés en 2005. On se demande combien de cas de ce genre devront encore se produire pour que l'on décide enfin de prendre des mesures internationales appropriées? Ou bien, lunatiques que nous sommes, irions-nous tous vers la catastrophe? L'"affaire du polonium" à Londres est un nouveau stigmate de cette "peste radionucléidique" qui erre de par le monde.
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