Le prix Nobel de Pasternak attribué par la CIA?

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Par Anatoli Korolev, RIA Novosti
Par Anatoli Korolev, RIA Novosti

Un rapport sensationnel de l'historien Ivan Tolstoï, journaliste à Radio Svoboda (Liberté), fait à la Bibliothèque de littérature étrangère de Moscou, a sérieusement bousculé les idées reçues sur l'attribution à Boris Pasternak du Prix Nobel de littérature en 1958. Selon Ivan Tolstoï, il s'agit d'une opération tramée par la CIA.

On était en pleine guerre froide, explique M. Tolstoï, et il importait pour les Américains de montrer, surtout à l'Europe, qui avait un fort penchant pour le communisme, que les déclarations faites lors du XXe congrès du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS) étaient restées lettre morte et que Staline n'avait été démasqué et accusé que sur le papier, alors qu'en réalité, la censure faisait rage, la liberté n'existait pas et les artistes ne pouvaient pas dire ouvertement ce qu'ils pensaient.

Une opération ciblée des services secrets américains était destinée à le démontrer.

Rappelons tout d'abord quelques détails.

Le Comité Nobel étudiait depuis longtemps et avec attention l'oeuvre géniale du poète et écrivain russe. Les premières tentatives pour examiner la candidature de Pasternak au prix Nobel furent entreprises dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pendant quatre années consécutives, de 1946 à 1950, son nom fit partie de la liste finale des candidats, mais n'obtint pas la majorité des voix. Il manquait une seule et dernière chose pour forcer la décision. C'est le roman "Docteur Jivago" qui a joué le rôle de la dernière goutte qui fait déborder le vase.

Naïf dans tout son génie, estimant que son roman lyrique n'était aucunement susceptible de porter préjudice à son pays, Boris Pasternak présenta son livre aux éditions nationales, à une revue et, parallèlement, l'envoya à l'éditeur italien Giangiacomo Feltrinelli.

"J'ai transmis un exemplaire à une maison d'édition communiste italienne et j'attendais la parution du livre censuré à Moscou, écrivait Pasternak dans une lettre au bureau de l'Union des écrivains soviétiques. J'étais prêt à corriger tous les passages inacceptables...".

Ayant appris qu'un certain Pasternak avait fait parvenir à l'Occident son roman antisoviétique, Nikita Khrouchtchev, à l'époque maître du pays, se mis dans une fureur pathologique et lança une campagne enragée de persécution du poète dans la presse. C'est alors que la CIA, affirme Ivan Tolstoï, se rendit compte de tous les avantages qui découlaient de la persécution de Pasternak, dans le contexte de la guerre froide, et à quel point il serait sensationnel de remettre le prix Nobel de littérature à un génie antisoviétique.

La situation était on ne peut plus favorable. Le prix Nobel Albert Camus, admirateur de longue date du talent de Pasternak, proposa, en tant que lauréat, de couronner finalement l'écrivain russe. Le Comité Nobel répondit qu'il y était prêt, mais que le roman n'était pas paru en langue originale, alors que conformément au règlement, le prestigieux prix ne pouvait être remis qu'après la publication de l'oeuvre en version originale.

Il ne restait donc qu'à faire paraître le roman.

Il fallait le faire paraître n'importe où à défaut de pouvoir le faire à Moscou.

Mais le communiste Feltrinelli hésitait, ne voulant pas entrer en conflit avec le Parti communiste de l'URSS, et gardait le manuscrit enfermé dans un coffre-fort.

Là, on tombe dans le flou. Ivan Tolstoï prétend que le texte du roman aurait été volé par des agents de la CIA de la valise d'un voyageur aérien européen, puis recopié en deux heures pour être finalement restitué au propriétaire sans que celui-ci s'en aperçoive. Mais les avions transportent dans le ciel un million de valises par jour: comment était-on censé reconnaître la seule qui contenait le précieux manuscrit? Mais bon, passons cette obscurité, en attendant la parution de l'étude en trois volumes de Monsieur Tolstoï consacrée à la vie et la lutte politique des émigrés russes.

Bref, ayant copié en cachette le manuscrit, la CIA, brouillant les pistes, fit paraître le roman de Pasternak en russe par extraits, le faisant éditer par différentes imprimeries, puis rassembla les fragments en un tout, contraignit l'éditeur Feltrinelli à couvrir cette affaire de son nom, et voilà qu'au mois d'août 1958, un exemplaire du roman apparut devant les membres du Comité Nobel.

Les formalités étaient respectées, et peu après, le 22 octobre 1958, le comité suédois annonça le nom du nouveau lauréat, celui de Boris Pasternak, pour ses mérites exceptionnels dans la poésie lyrique contemporaine et dans le domaine de la grande prose russe. "Reconnaissant, content, fier, confus", disait le texte du télégramme de Pasternak expédié à Stockholm. Mais une semaine après, l'écrivain fut obligé d'en envoyer un autre, indiquant: "Du fait de l'importance qu'a reçue dans la société à laquelle j'appartiens la récompense qui m'a été attribuée, je dois y renoncer. Je vous prie de ne pas prendre mon refus bénévole pour offense".

En somme, le grand poète serait devenu l'otage et la victime d'une opération lancée par la CIA.

(L'avis de l'auteur peut ne pas coïncider avec celui de la rédaction.)

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