La Russie commence à défendre ses intérêts nationaux

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Par Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères (extraits de son intervention prononcée le 17 mars devant la XVe Assemblée du Conseil pour la politique étrangère et de défense)
Par Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères (extraits de son intervention prononcée le 17 mars devant la XVe Assemblée du Conseil pour la politique étrangère et de défense)

Le développement des événements dans le monde, la diplomatie russe de ces dernières années, les discours de politique étrangère du président russe, Vladimir Poutine, plus particulièrement celui de Munich, ne laissent planer aucun doute: la direction politique du pays dispose d'une stratégie internationale bien pensée et testée dans la pratique.

Après l'éclatement de l'URSS on avait eu l'impression que la Russie avait tout simplement été mise au rancart en tant qu'élément pouvant faire l'objet d'un nouveau repartage politique et territorial du monde, une perspective à laquelle notre pays s'était déjà heurté, entre autres, au début du XVIIIe siècle. A l'époque le problème avait été réglé grâce à la modernisation poussée du pays. Aux défis actuels nous répondons également en procédant à des réformes politiques et économiques radicales qui, comme à l'époque, vont dans le sens du choix européen, mais avec conservation des traditions séculaires de la Russie. Finalement, le pays a recouvré son autonomie en politique étrangère.

Il n'y a pas eu d'avènement d'un monde unipolaire, d'ailleurs il ne pouvait pas y en avoir du moment qu'il y avait insuffisance de ressources militaires, politiques, financières, économiques et autres pour la construction d'un empire dans le contexte de la globalisation. La mythologie du "monde unipolaire" avait pendant un temps commandé aux esprits et au comportement de nombreux Etats. On avait donné foi à ce mythe et on s'y était investi politiquement. Toutefois, l'expérience des six dernières années montre à l'évidence que toute tentative pour contourner la réalité du monde multipolaire est vouée au fiasco. Les problèmes modernes ne sauraient être réglés en recourant à la force.

Le choix que nous avons fait en 2000 en faveur du pragmatisme, de la "multivectorialité" et de la défense ferme, sans pour autant être conflictuelle, des intérêts nationaux dans les affaires internationales s'est pleinement justifié.

De nos jours, le modèle des rapports internationaux est défini par la concurrence dans la lecture la plus large de cette notion, y compris quand ses termes sont des choix de valeurs et des modèles de développement. Ce qui n'implique pas forcément la confrontation. La situation a ceci de nouveau que l'Occident perd le monopole des processus de la mondialisation. D'où, probablement, les tentatives faites pour présenter ce qui se passe comme un péril pour l'Occident, ses valeurs et son mode de vie.

La Russie est opposée à toute démarche en vue de scinder le monde en plaçant "l'humanité civilisée" d'un côté et tout le reste de l'autre. Cela conduirait tout droit à une catastrophe globale. Voilà pourquoi il est primordial de surmonter le legs intellectuel, psychologique et autre laissé par la guerre froide dans la politique mondiale. Nous ne nous sommes pas laissé entraîner dans une querelle avec le monde islamique. Je suis persuadé que le choix de la Russie et des autres principaux Etats, y compris des Etats élevés au rang de civilisation comme l'Inde et la Chine, en faveur de la politique unificatrice sera le principal facteur qui empêchera la scission du monde de se produire.

Nous prônons aussi une approche globale du règlement des problèmes de la région euro-atlantique. Une ample coopération tripartite - entre la Russie, l'Union européenne et les Etats-Unis - pourrait prendre forme sur l'ensemble des thèmes concernés. Ce format dissiperait les suspicions réciproques inutiles quant à ce qui se passe entre les deux autres membres du "triangle". La Russie n'a aucunement l'intention d'enfoncer un coin dans les relations transatlantiques. Il est impossible de leur être plus préjudiciable que les désaccords au sujet de l'Irak. Par contre, ce que nous ne voudrions pas, c'est que le lien transatlantique se renforce à nos dépens.

Appliquée aux rapports russo-américains, l'étape critique actuelle dans la formation de l'architecture globale de la sécurité nous place devant le problème principal. Celui-ci consiste à définir les modalités de nos rapports dans les affaires internationales. C'est le fameux modus operandi (mode d'opération) sans lequel, c'est désormais évident, nous ne parviendrons pas à progresser. C'est à ce débat qu'à Munich le président Poutine a invité tous nos partenaires.

La Russie ne revendique pas de droits particuliers sur l'échiquier international. D'ailleurs, rien ne nous dispose à jouer le rôle de leader. L'égalité totale, y compris dans l'analyse des dangers et de la prise des décisions, est un minimum indispensable. Probablement pour la première fois de notre histoire, nous commençons à défendre dans une pleine mesure nos intérêts nationaux en mettant en oeuvre nos atouts concurrentiels.

Les politologues américains et russes évoquent une "pause" inévitable dans le développement de nos relations bilatérales du fait des cycles électoraux dans les deux pays. Je pense que ce serait-là un mauvais choix. On voudrait que les Etats-Unis ne se replient pas sur eux-mêmes face à la catastrophe irakienne, mais qu'ils s'impliquent dans la relance du partenariat avec la Russie sur la base de l'égalité et de l'avantage mutuel.

De bonnes possibilités d'évolution positive des rapports russo-américains s'ouvrent dans le cadre de la mise en oeuvre conjointe de l'Initiative globale pour combattre le terrorisme nucléaire, des propositions faites par les présidents russe et américain concernant le développement sécuritaire du nucléaire et l'accès de tous les Etats intéressés à ses biens à conditions qu'ils respectent leurs engagements concernant la non-prolifération. La signature avec les Etats-Unis du protocole bilatéral sur l'adhésion de la Russie à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) est un autre témoignage de notre disposition au compromis. La lutte contre le terrorisme, la non-prolifération des armes de destruction massive, le règlement des conflits régionaux et, bien sûr, la stabilité stratégique sont au coeur de notre dialogue intensif. Là où l'on ne parvient pas à déboucher sur des solutions réciproquement acceptables, les "accords nominaux" sont une bonne alternative. Nous ne contestons pas aux Etats-Unis le droit de décider pour eux-mêmes, mais dans ce cas ils doivent agir à leurs risques et périls et à leur propre compte.

Nos rapports avec les Etats-Unis sont exempts de toute rhétorique confrontationnelle, par conséquent il ne saurait être question d'une nouvelle guerre froide, pour laquelle aucun motif objectif n'existe.

L'antiaméricanisme est dangereux et intellectuellement préjudiciable. Dans le même temps le problème doit être réglé "à sa source". Il s'agit du comportement des Etats-Unis dans les affaires internationales. Le fait que l'administration américaine se soit pliée à la volonté des "néoconservateurs" ne doit pas déterminer notre attitude fondamentale à l'égard de l'Amérique.

Cependant, nous sommes opposés aux "jeux stratégiques" en Europe, ayant pour objectif de créer à partir de rien un potentiel confrontationnel et de bâtir la politique européenne selon le principe "ami/ennemi". Ainsi le projet américain d'implanter en Europe des éléments de la défense antimissile nationale des Etats-Unis ne peut pas être considéré autrement que comme une provocation à l'échelle de la politique européenne et globale. Surtout que ce projet unilatéral a une alternative collective sous la forme de l'ABM de théâtre en Europe avec la participation de l'OTAN et de la Russie. Le déploiement de l'ABM américaine en Europe est inacceptable et elle a une incidence sur nos rapports avec l'OTAN. Si l'alliance est inapte en tant qu'organisation de sécurité collective et se transforme en paravent pour des mesures unilatérales préjudiciables à la sécurité de la Russie, alors quel sens pourraient avoir nos relations avec elle?

Préoccupant aussi est le fait que l'OTAN, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), le Traité sur les Forces armées conventionnelles en Europe (CFE) et d'autres structures et instruments hérités du passé se transforment en moyen d'application de la politique de blocs dans les conditions du moment. Au fond, un travail de sape contre la Russie est mené dans leur cadre. Qui a besoin de cela? Je suis persuadé que cela ne perdurera pas. Etant donné que la réforme de l'architecture de la sécurité européenne n'a pas été menée jusqu'au bout, il y a réellement danger de voir la situation dégénérer et aboutir d'ici à quelques dizaines d'années à une scission réelle de l'Europe.

Dans le même temps la politique étrangère russe est pleinement conforme à l'étape actuelle de notre développement intérieur. On en veut pour preuve le fait que les larges couches de la société approuvent la politique extérieure russe dans ses grandes lignes. Ce que nous souhaitons pour nous, nous le souhaitons aussi au reste du monde, à savoir un développement évolutif, exempt de bouleversements.

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