La défense antimissile: ruse américaine ou caprice russe?

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Par Sergueï Karaganov, doyen de la faculté d'économie et de politique mondiales du Haut collège d'économie, pour RIA Novosti
Par Sergueï Karaganov, doyen de la faculté d'économie et de politique mondiales du Haut collège d'économie, pour RIA Novosti

Ayant avancé l'idée de déployer le système de défense antimissile (ABM) en Pologne et en République tchèque et obtenu l'accord préalable des gouvernements pour ce déploiement, Washington s'est heurté non seulement à une réaction négative de la Russie, mais aussi à une réaction moins vigoureuse, mais tout de même désagréable de la part des grands Etats européens.

Proposant à la Russie de discuter de l'ABM en Europe, l'administration américaine tentera probablement de camoufler son erreur. On veut placer Moscou devant la nécessité de répondre à l'espoir de réussir à s'entendre, ou le contraindre à faire semblant de parvenir à une entente afin de lever la tension dans les rapports avec les alliés, ou encore le présenter comme celui qui joue un rôle non constructif et ne désire pas répondre aux "propositions pacifiques" américaines.

Peut-on, et surtout faut-il jouer le jeu proposé?

Tout d'abord, faisons des parallèles. Le déploiement proposé de l'ABM dans deux "nouveaux pays européens" rappelle la crise provoquée par les projets de déploiement en Europe de missiles de moyenne portée à la fin des années 1970. A cette époque-là, les Américains avaient annoncé leur intention de déployer des missiles de croisière et des missiles Pershing-2 en Europe, soi-disant en réponse au déploiement par l'Union soviétique de missiles de moyenne portée SS-20. (L'Union soviétique avait déployé des SS-20 non pas parce que cela était nécessaire, mais en raison de l'échec des essais du missile balistique intercontinental à trois étages SS-16, alors que le missile à deux étages baptisé SS-20 avait passé les tests avec succès).

Les projets américains avaient été alors soutenus par de nombreux Européens. Ils craignaient que les Etats-Unis ne se désintéressent de la sécurité européenne, en même temps que l'érosion de l'Alliance de l'Atlantique Nord et l'abandon de la guerre froide, car ils se sentaient à l'aise sous le parapluie américain. Les arguments avancés par les dirigeants actuels de Varsovie et de Prague rappellent les débats d'il y a trente ans. Ils justifient leur consentement à accueillir des éléments du système de défense antimissile par le désir de s'assurer une protection américaine contre une Russie de plus en plus puissante.

Dans les années 70, Moscou avait volontiers exploité la nouvelle menace. L'hystérie réciproque avait duré plusieurs années. Après des pourparlers prolongés, l'Union soviétique avait été contrainte de détruire les SS-20 et, en même temps, des missiles de courte portée plus utiles.

Les deux parties avaient été lésées, surtout l'URSS.

A la suite de la crise relative aux missiles, les rapports en Europe furent de nouveau militarisés pour plusieurs années. En quelque sorte, c'est la guerre froide qui fut prolongée artificiellement de quelques années.

A présent, attachons-nous aux intérêts. Les "vieux" Européens ne sont pas intéressés par l'ABM, bien qu'ils ne souhaitent pas continuer plus longtemps à se quereller avec les Etats-Unis. De plus, ils craignent la Russie qui se renforce rapidement. Ils ne veulent certainement pas d'une remilitarisation de la politique européenne, car elle causerait un préjudice, en premier lieu, à leurs positions, en renforçant parallèlement les positions américaines et, dans une moindre mesure, russes.

La Pologne a-t-elle besoin de missiles antimissiles pour se protéger de la "menace iranienne"? Celle-ci n'existera pas dans un avenir prévisible. Par ailleurs, si d'aucuns veulent frapper des cibles en Europe, les missiles ne seront utilisés qu'en dernier recours. Il y a une dizaine de moyens plus simples.

Quand aux intérêts des "jeunes" Européens, ils ont été mentionnés ci-dessus. Mais on peut faire abstraction de leurs intérêts, car ils ne sont pas réellement indépendants.

Les intérêts américains sont assez évidents. Il est peu probable qu'il s'agisse de l'espoir de neutraliser le potentiel stratégique de la Russie. Cela ne serait possible que dans 15 ans et, d'ailleurs, il faudrait pour cela que Moscou reste passif. Les objectifs sont ailleurs. Premièrement: provoquer une mini-crise et la remilitarisation de la politique européenne en vue de rétablir ainsi partiellement les positions des Etats-Unis qui se sont affaiblies en Europe. Deuxièmement: empêcher un rapprochement entre les "vieux" Européens et la Russie. Une alliance de la Russie et de l'Europe, d'abord dans le secteur énergétique, ensuite dans d'autres domaines, capable de renforcer considérablement les deux parties, est l'un des scénarios les plus désagréables pour Washington, où règne toujours la mentalité d'antan. Enfin, troisièmement, et c'est là le plus important: les partisans de l'ABM doivent prouver la nécessité de la défense antimissile - système peu prometteur, la placer au centre de la politique, pour qu'il soit difficile de refuser de la financer.

Les intérêts de la Russie se résument à ceci: prévenir une crise en Europe, une reprise de la guerre froide, même sous forme de farce, et ne pas se laisser entraîner dans une nouvelle course aux armements, affaiblir les forces et institutions de l'Occident qui voudraient empêcher le renforcement et le développement de la Russie, ne pas entrer en confrontation avec l'islam, ni avec la Chine, ce à quoi on la pousse par les discussions sur la défense antimissile commune. S'il est nécessaire de riposter à une "bombe islamique", il faut le faire en avançant ses propres conditions. Il faut que la Russie reprenne le contrôle des armements stratégiques, offensifs et défensifs, dont les Américains l'ont privée. Enfin, éviter le déploiement de l'ABM peut être l'un des intérêts russes du point de vue militaire.

Il ne faut pas oublier que, si la Russie accepte la discussion, on tentera de présenter cet accord comme un consentement au déploiement de l'ABM. Il en avait été ainsi au milieu des années 1990, au commencement des discussions à Moscou sur les conditions de l'élargissement de l'OTAN. On annonça tout de suite que la Russie avait soi-disant digéré l'élargissement.

Il va de soi que le déploiement de l'ABM en Europe et les propositions de discussions communes à ce sujet recèlent de nombreux intérêts astucieux. Il faudra donc jouer selon les règles proposées: avec ruse et sans aucune confiance.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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