Reality show sous la banquise

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Par Maxime Krans, RIA Novosti
Par Maxime Krans, RIA Novosti

L'expédition au pôle Nord conduite par le vice-président de la Douma Artour Tchilingarov, à grand renfort de trompettes et de tambours, a supplanté dans l'espace médiatique un autre évènement de l'histoire de l'expansion russe vers le nord. Qui se souvient des 75 ans de la campagne de l'Alexandre Sibiriakov, un brise-glace de légende? Il a pourtant été le premier à couvrir d'une traite la route maritime du nord d'Arkhangelsk à Yokohama. Et c'est précisément avec lui qu'a débuté la mise en valeur de l'Arctique.

Les expéditions des chercheurs polaires soviétiques devaient affirmer la souveraineté russe sur le pôle Nord. L'une des premières expéditions, comme la plupart des suivantes, a été menée par le légendaire Otto Schmidt. En 1929-1930, il a atteint les deux archipels François Joseph et la Severnaya Zemlya, la Terre du Nord. L'année suivante, le Sibiriakov, qui était miraculeusement arrivé jusqu'au détroit de Béring, a entamé l'odyssée du Tcheliouskine, héroïque, mais néanmoins tentative échouée d'emprunter la voie maritime du nord sur un bateau conventionnel. La conquête de l'Arctique a atteint son sommet le jour où l'on a planté le drapeau rouge au pôle Nord avant d'y installer la première station dérivante.

La mise en valeur des terres du nord est allée très vite. Le pays avait besoin d'elles car elles regorgeaient de minéraux utiles et représentaient un passage stratégique entre deux océans pour la marine de guerre. Plus tard, ces espaces deviendront importants pour les essais nucléaires et le déploiement de missiles balistiques, les côtes américaines étant plus facilement atteignables à partir de là. Si la course au pôle Nord se faisait auparavant avant tout pour des raisons géopolitiques et militaires, aujourd'hui, c'est la raison économique qui l'emporte.

De nos jours, ce sont les innombrables richesses du plateau continental qui motivent les expéditions vers le nord. Les ressources en hydrocarbures du triangle que la Russie a l'intention de baliser sont estimées à 100 milliards de tonnes équivalent pétrole, soit un quart à un tiers de l'ensemble des ressources mondiales. C'est la deuxième fois que la Russie tente de démontrer sa souveraineté sur cet Eldorado. Moscou dispose encore de deux ans afin de réunir et d'organiser les preuves qui l'autoriseraient à repousser ses frontières de quelque 150 milles marins. L'enjeu est énorme, beaucoup en dépend, notamment le rôle que jouera la Russie sur la scène internationale dans les décennies à venir.

Mais le temps presse, il va falloir se dépêcher. Début mai, une expédition dirigée par Valeri Kalinski, directeur de l'Institut national de Géologie océanique (Centre scientifique du ministère des Ressources naturelles et de l'Académie des sciences de Russie), quittait Mourmansk pour l'est de l'Arctique à bord du brise-glace à propulsion nucléaire Rossia. En un mois et demi, 50 géophysiciens, géologues et aviateurs ont examiné la dorsale Lomonossov mètre après mètre. Ils y auraient recueilli des informations laissant beaucoup d'espoir.

Actuellement, le Rossia, qui a accompagné l'Akademik Fedorov jusque dans les eaux du grand nord, a viré de bord et suit un nouveau cap. Les recherches sur le plateau continental vont se poursuivre, à l'aide de sous-marins dirigeables à distance, les Klavesin 1R.

Il faut des preuves solides. C'est pourquoi l'affaire ne s'arrête pas à ces expéditions. Une nouvelle station dérivante, SP-35, débutera bientôt sa course. Il devrait ainsi être possible de compléter les renseignements déjà extraits du fond de l'océan. Dans ce but, le service de navigation de Mourmansk a proposé de convertir le cargo atomique Sevmorpout en navire de sondage.

Entre ces deux expéditions, à peine remarquées par la presse, le raid-éclair d'Artour Tchilingarov au pôle Nord est apparu très efficace. Quels liens entretient-il avec les recherches scientifiques citées? Comme beaucoup le pensent en Russie et à l'étranger, absolument aucun. Qui plus est, les échantillons remontés du fond n'ont pas de valeur pour les géologues.

Qu'a-t-il donc bien pu se passer? On a assisté à un véritable reality-show de propagandistes, avec le suspens de rigueur, les plans impressionnants et les effets bien préparés. Avec, bien sûr, entre les lignes, un message politique. Le grand chercheur polaire n'a rien dissimulé. "L'arctique est à nous et nous devons le montrer par notre présence", avait-t-il déclaré avant son départ pour le grand Nord. Il est vrai que cette année M. Tchilingarov l'avait déjà démontré lorsqu'il s'était rendu en Arctique pour ouvrir l'année polaire internationale. Mais visiblement, cela était bien peu de choses pour lui. Dorénavant, le drapeau russe "flotte" aussi au fond de l'eau.

Si la communauté internationale est passée à côté des expéditions précédentes, la dernière a pour sa part entrainé un flot d'indignations. Le porte-parole du département d'Etat américain Tom Casey a déclaré que le drapeau planté au fond de l'eau n'avait aucune signification juridique concernant les prétentions de la Russie sur le territoire du plateau continental. Et le ministre canadien des Affaires étrangères Peter MacKay a renchéri, disant que nous n'étions plus au XVe siècle, à l'époque où l'on marquait son territoire en plantant des drapeaux sur les nouvelles terres fraîchement conquises. Cette sortie des plus antipathiques n'a pas laissé de marbre son homologue russe Sergueï Lavrov, qui a soutenu que personne n'y avait jamais déposé de drapeau auparavant et que c'était ainsi qu'avaient procédé tous les pionniers. Et, dans sa réponse du berger à la bergère, il n'a pas oublié de mentionner que les Américains avaient eux-mêmes planté leur bannière étoilée sur la Lune.

Le héros de cette expédition, à son retour à Moscou, a réagi encore plus vivement à ces critiques. "Je me moque de ce que l'on dit à l'étranger... Il existe un droit de la mer, un "droit de cuissage", et nous l'avons utilisé", a-t-il affirmé.

Mais faut-il mettre à égalité des rites moyenâgeux sauvages et des documents internationaux que la Russie a ratifiés? Et ce n'est pas tout, l'expédition de M. Tchilingarov rend-elle les arguments russes plus convaincants? Le président a rappelé ce qui était vraiment important. C'est un énorme coup de publicité, évidemment, mais cela ne peut pas remplacer le travail scrupuleux de recherche que mènent en ce moment les chercheurs de l'ombre.

Cependant, le vice-président de la Douma est à présent loin de tout cela. Un nouvel assaut à l'extrémité nord de la planète l'attend. Le chercheur polaire le plus important du pays prévoit cette fois-ci d'y retourner en dirigeable, pour réitérer l'aventure d'Umberto Nobile. Ainsi, il aura marqué la présence russe au pôle Nord sous la banquise, au fond de l'eau, et dans les airs.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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