"Le Cavalier de bronze" de Saint-Pétersbourg souffle ses 225 bougies

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Par Tatiana Sinitsyna, RIA Novosti
Par Tatiana Sinitsyna, RIA Novosti

L'averse qui s'était abattue sur la capitale impériale russe ce matin du 7 (18) août 1782 n'a pas découragé la foule qui se précipitait vers la place du Sénat. Chacun voulait assister à l'inauguration de ce monument extraordinaire. La place était noire de monde, il y avait même des gens sur les toits. La noblesse s'est installée dans une galerie spécialement aménagée. Accompagnée de sa suite, l'impératrice Catherine II la Grande a pris place sur un balcon du Sénat. La Neva était saturée de navires de guerre, et plusieurs régiments de la garde impériale formaient une haie immobile sur la place. Tous les regards étaient tournés vers cette grande montagne dressée au beau milieu de la place et couverte d'une toile de voile.

Juste avant la cérémonie, un signe favorable vient du ciel: la pluie se calme, les nuages se dissipent, et un trait de soleil illumine toute la ville. Un coup de feu retentit, la toile glisse, et l'empereur Pierre le Grand surgit sur un cheval cabré, la main droite tendue en avant dans un geste dominateur. Toute la place a poussé un "ah". Certains s'agenouillaient, d'autres se signaient, les hommes en uniforme rendaient un salut militaire, et les navires faisaient feu de leurs canons. Les tambours résonnaient, et les canons des forteresses tiraient. On comparait cet événement aux cérémonies de couronnement.

L'empereur légendaire regagnait ainsi la ville qu'il avait créée. Un demi-siècle plus tard, Alexandre Pouchkine consacrera à la statue son poème "Le Cavalier de bronze". Sortie de la plume de génie, cette appellation s'est imposée et demeure usuelle jusqu'à nos jours.

Par les cérémonies somptueuses organisées à l'occasion de l'inauguration du monument, Catherine II voulait affirmer l'immortalité du monarque réformateur qui avait réveillé la Russie et l'introduire dans la famille des peuples européens. Bien sûr, l'idée de l'impératrice était plus large et s'étendait à sa propre personnalité. Réputée pour son action civilisatrice, elle se voulait héritière de Pierre le Grand et n'en finissait pas de réformer la Russie.

Dès son accession au trône, Catherine II caressait l'idée d'ériger un monument digne de la personnalité et des actes de Pierre le Grand. Elle a rejeté tous les projets qu'on lui avait proposés. Sur recommandation de Diderot et du prince Galitzine, ambassadeur russe à Paris, elle a fini par inviter le sculpteur français Etienne Falconet qui venait juste de créer son "Amour menaçant" pour la marquise de Pompadour et se trouvait au zénith de sa gloire. Quoique Falconet n'aimât pas quitter Paris, il a répondu à l'appel de la tsarine en sentant que cette nouvelle commande allait lui permettre de s'exprimer au maximum.

Le sculpteur est arrivé à Saint-Pétersbourg en compagnie de sa jeune assistante (plus tard sa bru) Marie-Anne Collot. Les travaux de sculpture ont pris douze ans. Ils auraient sans doute pris moins de temps si Falconet avait su s'entendre avec Ivan Betskoï, un haut dignitaire de la cour, chargé par Catherine II de patronner le sculpteur. Ce dernier exigeait du maître un monument classique inspiré de celui de Marc-Aurèle, dans la Rome antique, ou de la statue équestre de Louis XV érigée place de la Concorde, à Paris, puis démantelée en 1793. Ce à quoi Falconet répondait: "Mon héros est une histoire en soi".

Le sculpteur a rompu avec la tradition qui voulait qu'une statue équestre représentât un monarque trônant tranquillement au milieu d'images allégoriques. Sa solution s'inspirait de l'histoire même de la Russie et du rôle historique de Pierre le Grand. L'artiste voyait non seulement un autocrate despotique, mais aussi un politique habile, un homme de volonté et un esprit du commun. Un laurier reposait sur la tête de son héros gravissant triomphalement un rocher, symbole des difficultés surmontées. Sous les pieds du cheval cabré, un serpent incarnait le Mal terrassé.

L'histoire du monument abonde d'anecdotes. Un général aussi grand que le tsar posait pour le sculpteur. Le meilleur cheval des célèbres écuries d'Orlov a été sélectionné. Le général a dû gravir à maintes reprises une colline artificielle avant que Falconet ne ressentît la forme. Il fallait aussi trouver un piédestal ressemblant à un rocher escarpé. Un monolithe convenable (1.600 tonnes) a enfin été trouvé aux alentours de Saint-Pétersbourg. La population locale l'avait baptisé "pierre du Tonnerre" à cause d'une fissure provoquée par un orage. Au prix d'efforts surhumains, une centaine de serfs sont parvenus à sortir le monolithe du marécage, puis l'ont traîné sur des patins munis de roulettes en cuivre vers le golfe de Finlande. Plusieurs radeaux gigantesques ont ensuite été fabriqués pour acheminer le monstre vers un quai de Saint-Pétersbourg. Deux années se sont écoulées au total avant que "la pierre du Tonnerre" n'arrivât sur la place du Sénat. Contente, l'impératrice a ordonné de graver sur la pierre: "Intrépide exploit".

Une quarantaine d'ouvriers ont taillé le monolithe avant qu'il ne prît la forme voulue par le sculpteur. Il fallait aussi choisir une inscription convenable, et Catherine la Grande a sélectionné celle proposée par Falconet: "Petro primo Catharina secunda MDCCLXXXII".

Les travaux de fonte ont été dirigés personnellement par Falconet. Avec une précision extraordinaire, il a calculé la solidité du cheval qui ne s'appuie que sur deux pieds. La fonte était virtuose, mais un incendie déclenché par l'imprudence d'un ouvrier a détruit la tête de Pierre le Grand. Le sculpteur était en proie au désespoir, mais Marie-Anne Collot a reconfectionné le moule perdu. Cet exploit artistique lui a valu le titre de membre de l'Académie des sciences impériale.

Les ciseleurs et les planeurs pétersbourgeois ont ensuite passé deux ans à façonner la statue qui, au bout du compte, a été recouverte de cuivre. A la fin, sur un pli de la cape de Pierre le Grand, Falconet a laissé sa signature: "Sculpté et coulé par Etienne Falconet, Parisien, 1778".

Peu après, cependant, Falconet a été obligé de quitter la Russie, ses rapports avec Ivan Betskoï devenant insupportables. Il a écrit une lettre d'explication à Catherine II et n'a pris qu'une partie de l'argent proposé par la généreuse impératrice, juste ce qu'il croyait avoir mérité et rien de plus. Sa lettre a été perçue comme "impertinente". Le jour de l'inauguration du monument, personne ne s'est souvenu de Falconet. La reconnaissance du peuple russe reste pour le sculpteur français la meilleure récompense et le plus grand honneur.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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