Téhéran-43: l'échec du projet d'attentat contre Staline, Roosevelt et Churchill

S'abonner
Par Guevork Vartanian, vétéran du renseignement russe, pour RIA Novosti
Par Guevork Vartanian, vétéran du renseignement russe, pour RIA Novosti

On ne saurait surestimer la portée historique de la rencontre des Trois Grands: elle devait sceller le destin de millions de gens, de l'avenir du monde. Les délais d'ouverture d'un deuxième front en Europe étaient le sujet principal de la conférence.

Les dirigeants de l'Allemagne nazie le comprenaient, c'est pourquoi ils chargèrent l'Abwehr d'organiser un attentat contre les leaders de l'URSS, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne à Téhéran. L'opération secrète sous le nom de code "grosser Sprung" fut préparée par Otto Skorzeny, commando nazi numéro un.

La protection des participants à la conférence de Téhéran fut assurée, pour l'essentiel, par les troupes et les organes de sécurité soviétiques. Des troupes soviétiques furent introduites dans le Nord de l'Iran dès août 1941 en vue d'empêcher les actions des agents allemands conformément au Traité de 1921. Les troupes britanniques furent envoyées dans le Sud de l'Iran pour protéger les livraisons anglo-américaines à l'URSS dans le cadre du prêt-bail qui passaient par le golfe Persique.

La conférence eut lieu à l'ambassade d'URSS. Il était difficile de trouver un lieu plus approprié pour les pourparlers entre les trois leaders: dans un vaste domaine entouré d'une enceinte de pierre, les bâtiments clairs étaient plongés dans la verdure d'un parc. Une villa accueillait le président des Etats-Unis.

Roosevelt accepta l'invitation de Staline pour des considérations de sécurité. La mission diplomatique américaine à Téhéran se trouvait à une extrémité de la ville, près d'un stade, alors qu'une seule rue séparait, comme aujourd'hui, les ambassades soviétique et britannique. Après le percement des murs, la rue fut bloquée par des panneaux de six mètres de hauteur et un passage temporaire fut aménagé entre les deux missions. Nos moyens de DCA et nos mitrailleuses se trouvaient à côté. Quatre anneaux de protection entouraient l'ambassade. Personne n'aurait pu pénétrer dans cette zone de sécurité. Si Roosevelt s'était installé à la mission diplomatique américaine, il aurait dû emprunter, lui ou Staline et Churchill, les rues étroites de Téhéran où les agents du IIIe Reich pouvaient se dissimuler. Après son retour à Washington, Roosevelt déclara qu'il était descendu à l'ambassade soviétique à Téhéran, car le maréchal Staline l'avait prévenu d'un complot allemand.

Les services secrets hitlériens avaient appris la date et le lieu de la conférence dès la mi-septembre 1943, en décryptant un code de la Marine de guerre américaine. En 1966, Otto Skorzeny a confirmé qu'il avait l'ordre de tuer Staline, Churchill et Roosevelt, ou même de les enlever à Téhéran.

Moscou fut averti de la préparation de l'attentat contre les dirigeants des puissances alliées par un radiogramme provenant des forêts de Rovno (Ukraine - ndlr.) où agissait le détachement de partisans de Dmitri Medvedev dont faisait partie le légendaire agent soviétique Nikolaï Kouznetsov. S'étant fait passer pour l'ober-lieutenant Paul Siebert, Nikolaï Kouznetsov s'attira les bonnes grâces du Sturmbahnfürer Ulrich von Ortel qui lui promit de le présenter à Otto Skorzeny. Après avoir bien bu, Ulrich von Ortel vendit la mèche en lui disant qu'il se rendait avec Otto Skorzeny en Iran où se réunissaient les Trois Grands. "Nous répéterons le saut dans les Abruzzes (lieu en Italie où Otto Skorzeny libéra Mussolini alors emprisonné - ndlr.)! Mais ce sera un "Long saut" ("grosser Sprung")! Nous liquiderons Staline et Churchill, et un tournant sera opéré dans la guerre! Nous enlèverons Roosevelt pour que notre Führer puisse s'entendre plus facilement avec l'Amérique. Nous partirons par petits groupes. Des hommes suivent déjà des entraînements à l'école spéciale de Copenhague".

Après cette communication de Nikolaï Kouznetsov, le centre nous avait chargés d'assurer la sécurité de cette conférence.

Téhéran était alors plein de réfugiés en provenance de l'Europe dévastée par la guerre. C'étaient, pour l'essentiel, des gens aisés fuyant la guerre. Environ 20.000 Allemands résidaient alors en Iran. Des espions hitlériens se dissimulaient parmi les réfugiés. Ils avaient de grandes possibilités, entre autres, grâce à Reza Shah qui avait accordé sa protection aux Allemands avant la guerre et qui ne cachait pas sa sympathie pour Hitler. Le réseau d'agents allemands était très fort en Iran. Son chef était Franz Mayer.

Bien avant la conférence - entre février 1940 et août 1941 - notre groupe de sept agents avait réussi à identifier plus de 400 agents de l'Allemagne nazie. Lorsque nos troupes entrèrent en Iran, nous avons arrêté tous ces agents. Franz Mayer s'était caché. Nous l'avons trouvé au bout de longues recherches: il s'était laissé pousser la barbe qu'il teintait et travaillait dans un cimetière arménien en qualité de fossoyeur.

Notre groupe était le premier à avoir repéré le débarquement de 6 parachutistes-radios nazis près de Qum, ville située à 60 km de Téhéran. Nous avons suivi ce groupe jusqu'à Téhéran où une villa les attendait. Ils avaient transporté leurs armes et leurs ballots à dos de chameau. Nous avons appris qu'ils étaient en contact radio avec Berlin. Tous leurs messages furent interceptés et déchiffrés. Nous comprîmes que les Allemands s'apprêtaient à envoyer un deuxième groupe de commandos qui devait organiser l'attentat: tuer ou enlever les Trois Grands. Ce groupe serait dirigé par Otto Skorzeny qui s'était déjà rendu à Téhéran et qui étudiait la situation sur place. Nous suivi tous ses déplacements dans la capitale iranienne.

Nous avons arrêté tous les membres du premier groupe de commandos et les avons contraints à travailler pour nous, en lançant une séance de jeu de radiogrammes avec les services secrets allemands. Nous étions tentés de capturer Otto Skorzeny, mais les Trois Grands se trouvaient déjà à Téhéran et il était impossible de prendre ce risque. Nous avons accordé sciemment à un radio la possibilité de transmettre un signal d'échec. Ce qui eu pour effet que les Allemands renoncèrent à envoyer à Téhéran le groupe principal d'Otto Skorzeny. Ainsi, le succès remporté par notre détachement qui repéra le premier groupe de commandos nazis, le suivit, l'arrêta et mena ce jeu de radiogrammes avec l'Abwehr empêcha l'attentat contre les Trois Grands.

A l'issue de la rencontre de Téhéran, Joseph Staline, Klim Vorochilov et Viatcheslav Molotov se rendirent au palais du Shah pour remercier Mohammed Reza Pahlavi, Shah d'Iran, de son hospitalité. C'était une démarche intelligente et importante qui eut une grande résonance dans la société iranienne. Ni Roosevelt, ni Churchill n'avaient eu l'idée de le faire. Ce geste de Staline toucha le Shah. Lorsque Staline entra dans la salle du trône, le Shah courut et tomba à genoux pour essayer de baiser sa main, mais Staline ne lui permit pas d'accomplir ce geste, il s'inclina et releva le Shah.

A cette époque, le prestige de Staline était immense: tout le monde comprenait que l'issue de la guerre dépendait du front soviéto-allemand. Roosevelt et Churchill l'avaient eux-mêmes reconnu. Dans ses mémoires, Churchill se souvient que, lorsque Staline entrait dans la salle de la conférence, tout le mondait se levait. Il s'est dit qu'il ne le ferait pas la prochaine fois. Cependant, lorsque Staline entra de nouveau dans la salle, une force mystérieuse obligea Churchill à se lever de son fauteuil.

Gevork Vartanian avait à peine 16 ans lorsqu'il devint agent. Son père fut envoyé en Iran en 1930 par le service du renseignement soviétique et il y travailla pendant 23 ans.

Le sceau du secret n'a été levé sur son nom que le 20 décembre 2000. Lui et son épouse Goar qui faisait partie de son groupe se sont vu décerner 5 décorations: l'Ordre de la Guerre patriotique, l'Ordre du Drapeau rouge de combat, l'Etoile rouge. L'Etoile d'or de Héros de l'Union Soviétique a été remise à Guevork Vartanian en 1984 aussi bien pour son activité pendant la Guerre patriotique (1941-1945) que pendant la guerre froide. L'Ordre du mérite envers la Patrie lui a été remis à l'occasion de son 80e anniversaire.

Guevork Vartanian considère son travail pendant 45 ans sans essuyer d'échecs et son retour dans sa patrie comme son plus grand succès. "Le destin nous était favorable, dit-il, nous n'avons jamais eu affaire à un traître. Pour ceux qui travaillent sous une fausse identité, la trahison est la chose la plus terrible. Si celui qui travaille sous un faux nom applique strictement toutes les méthodes de la conspiration, s'il se conduit correctement en société, aucun service de contre-espionnage ne pourra le démasquer. Pour lui, comme pour un sapeur, l'erreur signifie la mort".

Propos recueillis par Iouri Ploutenko.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

Fil d’actu
0
Pour participer aux discussions, identifiez-vous ou créez-vous un compte
loader
Chat
Заголовок открываемого материала