ABM: l'Europe sous la menace d'une nouvelle crise de Cuba

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Par Nikita Petrov, pour RIA Novosti
Par Nikita Petrov, pour RIA Novosti

Les principaux traits de la crise observée actuellement dans les rapports russo-américains rappellent la tristement célèbre crise des missiles de 1962 (appelée aussi crise de Cuba). A cette époque-là, l'Union soviétique rapprocha ses missiles des frontières des Etats-Unis. A présent, ce sont les Etats-Unis qui ont décidé de déployer leurs missiles à proximité des frontières de la Russie sous prétexte de mettre en place leur défense antimissile. Comme on le sait, la crise de Cuba plaça le monde au bord d'une guerre nucléaire. A quoi conduira la crise actuelle? En 1962, John F. Kennedy et Nikita Khrouchtchev réussirent à s'entendre in extremis. La Maison Blanche et le Kremlin réussiront-ils aujourd'hui à trouver un langage commun?

La visite à Moscou de la secrétaire d'Etat américaine Condoleezza Rice et du secrétaire à la Défense Robert Gates, leur rencontre avec le président russe Vladimir Poutine, ainsi que les négociations au format 2+2 avec les ministres russes des Affaires étrangères et de la Défense, Sergueï Lavrov et Anatoli Serdioukov, n'ont abouti à aucune percée. L'attitude des parties envers le projet des Etats-Unis de déployer la troisième région de positionnement de la défense antimissile stratégique en Europe n'ont pas changé. Il faut dire qu'aucun expert sérieux ne s'attendait à une percée. Il était clair que l'administration Bush n'abandonnerait certainement pas l'idée de protéger son territoire et celui des ses alliés en Europe contre la menace d'une attaque de missiles balistiques de la part des pays voyous, selon le terme employé par Washington.

L'Iran est régulièrement cité parmi ces pays. Les affirmations de Moscou selon lesquelles Téhéran ne disposera pas avant vingt à trente ans de missiles balistiques capables d'atteindre le continent nord-américain, et même la majorité des pays d'Europe, ne sont pas prises en considération. Les Etats-Unis n'ont pas non plus l'intention de renoncer au déploiement de dix missiles intercepteurs GBI (Ground-Based Interceptor) non loin de Varsovie et d'un radar haute fréquence à vision circulaire dans les environs de Prague en échange de l'utilisation de la station radar Darial de Gabala (radar de pré-alerte permettant de détecter une attaque de missiles) que la Russie loue à l'Azerbaïdjan et de la station radar Voronej-M en voie de construction dans la région d'Armavir. Cette variante a été proposée au président américain George W. Bush par le président russe Vladimir Poutine. Les spécialistes américains se sont rendus à la station radar de Gabala, ils ont étudié ses capacités et constaté qu'elle couvrait entièrement le territoire de l'Iran et d'autres pays voisins. Ils sont prêts à utiliser ses capacités, tout en insistant pour que le radar Darial soit inclus dans le volet européen de la défense antimissile américaine.

Naturellement, la Russie ne peut pas l'accepter. La raison est simple. Moscou est persuadé que les missiles intercepteurs en Pologne et le radar en République tchèque sont destinés non pas à avertir et à défendre les Etats-Unis et l'Europe contre des missiles iraniens, mais à affaiblir le potentiel stratégique russe de dissuasion déployé au centre de la partie européenne du pays et à assurer une protection contre les systèmes de missiles stratégiques Topol, Topol-M et Stilet stationnés dans les régions de Tver, Ivanovo, Kalouga et Saratov.

Bien entendu, dix missiles intercepteurs GBI ne pourront pas être un obstacle à une éventuelle riposte, si la Russie est contrainte de l'infliger. Mais les Etats-Unis ne garantissent pas que leur système de défense antimissile en Europe soit limité à ces missiles et au radar dans les environs de Prague. Bien plus, ils affirment que ce système sera étendu, renforcé et modernisé. Il s'agit donc d'une menace directe pour la capacité défensive et la sécurité de la Russie.

Les dirigeants russes ont maintes fois prévenu les Etats-Unis et leurs alliés qu'ils seraient contraints de réagir à une mesure aussi inamicale que le déploiement d'une région américaine de positionnement de la défense antimissile en Europe. Ils ont déclaré que la Russie serait contrainte de braquer ses missiles stratégiques sur ces cibles menaçantes et d'installer des systèmes de missiles opérationnels tactiques Iskander-M à proximité des frontières de la Pologne.

Au cours de sa récente rencontre avec Condoleezza Rice et Robert Gates, Vladimir Poutine a laissé clairement entendre qu'il éprouvait une grande inquiétude quant au sort du Traité sur les missiles de portée intermédiaire et de moindre portée (FNI) conclu par les Etats-Unis et l'URSS il y a 20 ans, pendant la guerre froide. "Il faut conférer à ce traité un caractère global, a déclaré le président russe. Si nous n'y parvenons pas, il nous sera difficile de nous maintenir dans le cadre de ce traité, lorsque d'autres Etats développent énergiquement ces systèmes d'armements, entre autres, des Etats situés à proximité immédiate de nos frontières".

L'allusion est claire pour les spécialistes militaires. En réponse au déploiement du système américain de défense antimissile, la Russie dénoncera ce traité qui, rappelons-le, concernait les missiles qui avaient une portée de 500 à 5.500 km, et qui portaient - et c'est là l'essentiel - des ogives nucléaires. Les Etats-Unis et à présent l'Europe sont placés face à la perspective d'un réel retour dans le passé, dans la guerre froide et l'opposition nucléaire.

La crise des missiles fut un tournant dans la course aux armements nucléaires et la guerre froide. Le monde se retrouvait au bord d'un abîme. Les diplomaties soviétique et américaine, les hommes politiques et les militaires des deux pays se rendirent compte qu'il était dangereux de se tenir constamment l'un l'autre dans le collimateur et qu'il était nécessaire de s'entendre sur tous les problèmes cruciaux, afin que les relations entre les deux camps n'atteignent pas le point critique où quelqu'un appuierait sur la détente. Les événements d'octobre 1962 suggérèrent aux deux parties l'idée d'amorcer la détente, ainsi que la compréhension de la vulnérabilité réciproque et la nécessité de réduire les armements offensifs stratégiques et, enfin, de conclure des traités appropriés. Le Traité ABM de 1972 fut le premier d'entre eux.

Mais l'administration américaine actuelle l'a résilié, ce qui a marqué le début de la détérioration des rapports entre Moscou et Washington.

Une question se pose: faut-il pousser les rapports entre les deux pays vers une situation semblable à la crise des missiles, si l'on sait à quoi peut conduire le mépris des intérêts de l'un et de l'autre en matière de sécurité? Si les Etats-Unis visent à entraîner la Russie dans une nouvelle course aux armements en vue de saper ainsi son économie, la Maison Blanche pourrait bien se tromper. La Russie possède suffisamment d'armements pour relever de façon adéquate, mais asymétrique, aux moindres frais et efficacement les défis lancés au Kremlin par l'administration américaine actuelle.

Il est peu probable que quelqu'un gagne à une telle confrontation. Mais c'est l'Europe qui y perdra en premier lieu. Si la Russie dénonce le FNI et si les missiles nucléaires russes sont braqués sur les ouvrages de la défense antimissile américaine en Europe, naturellement, les Européens n'auront pas une vie plus tranquille.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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