La guerre au Kurdistan: un moindre mal?

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Par Evgueni Satanovski, président de l'Institut du Proche-Orient, pour RIA Novosti
Par Evgueni Satanovski, président de l'Institut du Proche-Orient, pour RIA Novosti

La nouvelle crise au Proche-Orient, dont on parle tant aujourd'hui, concerne les relations entre la Turquie et les Kurdes (le Kurdistan irakien n'est pas encore un Etat même s'il progresse dans cette direction). La crise n'est pas globale mais partielle. On ne cesse de prédire qu'une nouvelle guerre de ce type au Proche-Orient (ou l'assassinat d'un leader politique ou encore l'élimination d'un chef terroriste) engendrerait d'innombrables malheurs. Mais si ce genre de propos, présents en permanence dans la presse, se concrétisaient, il y a sans doute longtemps que le monde aurait cessé d'exister.

La guerre que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) livre à la Turquie depuis de très nombreuses années et dans laquelle plus de 30.000 personnes ont déjà trouvé la mort, une guerre qui oppose l'une des plus puissantes armées de la région à quelques milliers de séparatistes ou de terroristes dont plus de 3.000 opèrent depuis le territoire du Kurdistan irakien et 2.500 autres depuis le territoire du Kurdistan turc, cette guerre a indiscutablement d'importants dessous cachés. La Turquie, qui aurait pu disparaître de la carte au début du XXe siècle (la triple Entente Royaume-Uni, France, Russie a failli se la partager), défend très fermement son intégrité territoriale. Les Turcs ne reconnaissent aucune minorité nationale sur leur territoire. Ils ne considèrent pas les Kurdes comme un peuple à part entière mais comme des Turcs des montagnes. Et la discrimination féroce à laquelle les Kurdes ont été soumis pendant plusieurs décennies ne pouvait demeurer sans conséquences.

D'ailleurs il en a été de même avec les Kurdes à l'époque de l'Irak de Saddam Hussein, en Syrie sous la dynastie des Assad et, pour une large part, dans l'Iran du Shah. Les Kurdes forment un peuple dispersé et les dizaines de millions d'entre eux vivant sur le territoire de ces Etats ajoutés au petit groupe installé sur le sol arménien se sentent lésés dans leurs droits. D'autant plus que la SDN (Société des Nations) leur avait déjà promis un Etat.

Mais revenons à la frontière turco-irakienne. Toute attaque terroriste, d'autant plus si des militaires y trouvent la mort, sera suivie d'une riposte. La réponse sera ferme, militaire et sans compromis. La Turquie ne négocie pas ses conquêtes territoriales. C'est pourquoi le monde entier a les yeux rivés sur les hauteurs du Golan qu'Israël a pris à la Syrie, mais personne ne pose à la Turquie la question du Sandjak d'Alexandrette (Iskenderun), pourtant bien plus précieux pour la Syrie. Pourquoi? Parce que chacun sait que la Turquie, elle, ne discute pas de ce genre de choses.

C'est pourquoi, dans le cas d'une guerre destinée à neutraliser des terroristes, le point de vue de Bagdad ou de Washington n'intéresse par l'armée turque, pas plus que le parlement ou le gouvernement. On reproche aux Etats-Unis la position du Congrès américain qui, après l'adoption par une commission de la Chambre des représentants d'une résolution sur la reconnaissance du génocide arménien sous l'Empire ottoman, aurait provoqué cette crise. C'est inexact. Elle n'a fait qu'accentuer le refus d'Ankara de prêter attention aux recommandations d'un pays qui est certes son allié, mais rien de plus. Car les Turcs ne se sont pas davantage pliés aux demandes de Washington quand l'Amérique a décidé d'occuper l'Irak: ils n'ont pas autorisé l'aviation américaine à accéder à leurs aérodromes.

La commission en question de la Chambre des représentants (commission des Affaires étrangères) n'a effectivement pas entendu, aujourd'hui, les avertissements ayant trait au danger que représentent les actions de l'armée turque pour la stabilité et la paix régionales, l'avenir du peuple kurde et pour l'intégrité de l'Irak. Mais c'est le problème des Etats-Unis. Du point de vue d'Ankara, les Etats-Unis doivent définir de quel allié ils ont réellement besoin: de la Turquie ou d'un Etat kurde encore inexistant, qui plus est avec des commandos terroristes actuellement déployés sur le territoire du potentiel futur Kurdistan.

Pour ce qui est d'Ankara, une opération militaire est pratiquement inévitable car il est peu probable que la guérilla kurde soit désarmée ou passe sous le contrôle du dirigeant du Kurdistan irakien Massoud Barzani qui contrôle de fait, aujourd'hui, la situation dans le Nord de l'Irak. Si le président irakien Jalal Talabani demande le départ du PKK du Kurdistan, Massoud Barzani parle de résister à l'agression turque dans la mesure où il ne peut pas se permettre une guerre civile au Kurdistan. Et si les forces kurdo-irakiennes tentaient de désarmer elles-mêmes les combattants du PKK, ceci déclencherait une guerre. Les Kurdes n'iront pas jusque là, ils ont suffisamment d'ennemis extérieurs.

Le problème du Kurdistan irakien est-il synonyme de bouleversements globaux pour la région? En aucune façon. Il s'agit d'une opération militaire limitée. Elle est susceptible de rendre plus difficile la situation des Américains en Irak, de compliquer la situation dans la province la plus stable de l'Irak ainsi que le déploiement des bases américaines à Erbil et Souleimaniyé où se replieront une partie des militaires en provenance des provinces centrales du pays afin de montrer que les troupes se retirent d'Irak. C'est, répétons-le, le problème des Etats-Unis.

Cela signifie-t-il le naufrage de l'Irak en tant qu'Etat? A dire vrai, la faillite de l'Irak a déjà plus ou moins commencé. L'Irak a son drapeau, son gouvernement, son budget, ses ambassades dans plusieurs pays, mais il lui manque les fonctions essentielles: l'Etat, en tant qu'institution garantissant la sécurité de ses citoyens, n'existe pas, de même qu'il n'existe pas pour les autorités d'occupation sous l'égide des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la Géorgie. C'est pourquoi une frappe de l'armée turque en Irak ne changerait rien à la situation présente.

Il existe au Proche-Orient des crises bien plus graves, à commencer par celle des millions de réfugiés, dont six millions d'Irakiens. C'est une tragédie à laquelle s'ajoute la déstabilisation de la situation en Jordanie et en Syrie. Quant au contexte actuel au Soudan, c'est la démonstration de l'impuissance absolue de la communauté mondiale et de la désagrégation inévitable de ce pays au cours des dix prochaines années. La démographie régionale n'est déjà plus une catastrophe mais quelque chose qui dépasse l'entendement, elle échappe à tout contrôle au Proche-Orient. Des pays comme l'Egypte ou le Yémen passent d'une population qui se compte en millions d'habitants à des dizaines de millions. Sans même parler du Pakistan.

Dans ce cadre, des ressources vitales telles que l'eau diminuent à toute vitesse. L'économie et l'éducation se dégradent, les enfants ne terminent même plus leur cursus scolaire. Et on ne peut qu'affirmer qu'une opération transfrontalière turque soit susceptible de détériorer une situation déjà catastrophique.

De plus, la crise iranienne en arrive à un stade s'apparentant à une nouvelle "crise de Cuba" et les tendances que nous observons en Iran et, plus précisément, le départ des pragmatiques, de Larijani (secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale) en particulier, signifient qu'aux yeux de l'Iran l'idéologie est plus importante que la guerre. Pour garder un contrôle idéologique rigoureux sur le pays, l'Iran est prêt à s'exposer à des opérations militaires de la part d'Israël et des Etats-Unis.

Que représente, dans ce contexte, une opération transfrontalière dans le Nord de l'Irak? Actuellement au Proche-Orient, le choix ne se fait pas entre le bon et le mauvais mais entre le pire et la catastrophe absolue. Or cette opération n'a pas encore eu lieu et les mauvaises nouvelles en provenance de la frontière turco-irakienne ne représentent que le passage du mauvais au pire.

La communauté mondiale ne pourra rien faire. Ni l'OTAN, ni Bruxelles. Simplement parce qu'ils ont affaire à la Turquie. La Turquie est bien consciente que ses alliés et partenaires dépendent davantage d'elle qu'elle ne dépend d'eux. Les seuls amis de la Turquie se trouvent être son armée et sa flotte. La communauté mondiale a voulu la partager par le biais de l'Entente puis dans le cadre de la SDN. Et cela, la Turquie ne l'oubliera jamais. Elle comprend, aujourd'hui, que personne ne l'accueillera à Bruxelles ni au sein de l'Europe unie. Le mieux qui puisse l'attendre, c'est un statut de partenaire privilégié ou de partenaire pour la coopération méditerranéenne.

La Turquie défendra son intégrité territoriale, sa sécurité, sans prêter attention aux intérêts des autres pays. C'est une bonne leçon que doivent prendre en considération la Russie et la Chine, pays qui se renforcent.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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