1917: la longue lutte de Lénine pour Octobre. Partie III

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Piotr Romanov, RIA Novosti

Partie I 

Partie II

Piotr Romanov, RIA Novosti

Même après avoir dompté son propre parti et fait passer, enfin, au CC (comité central) la résolution sur la nécessité de l'insurrection, Lénine avait encore à éteindre les foyers de résistance qui, jusqu'au jour J, apparurent au sein du camp bolchevique. Beaucoup de membres du parti campaient sur les positions de Kamenev, Zinoviev et d'autres dirigeants bolcheviks, estimant qu'il fallait non pas se lancer dans une action armée aventureuse, mais avancer vers des élections à l'Assemblée constituante. Ils voyaient le futur immédiat de la Russie comme une sorte de dualité du pouvoir pacifique avec l'Assemblée constituante, où les bolcheviks seraient en minorité, et les Soviets, où ils seraient majoritaires.

"Ce serait un grave mensonge historique, affirmaient Kamenev et Zinoviev, que de présenter la question du passage du pouvoir entre les mains du parti des prolétaires en ces termes: aujourd'hui ou jamais. Non. Le parti du prolétariat continuera de grandir, et son programme convaincra des masses de plus en plus larges". Comparant leur position à celle de Lénine, ils disaient: "Ce sont deux tactiques qui s'opposent ici: celle de la conspiration et celle de la confiance dans les forces motrices de la révolution russe". Leur position n'était pas moins utopique que l'idée de révolution mondiale aussi chère à Lénine et à Trotski. La formule "l'Assemblée constituante plus les Soviets" n'était pas convaincante, cette formule de pouvoir bicéphale ne pouvait éternellement exister en Russie. Mais, au moins, il s'agissait d'une utopie misant sur le compromis et non sur la guerre.

Une lettre de Kamenev, publiée dans le journal de Maxime Gorki, constitua l'ultime tentative d'arrêter Lénine: "Prendre l'initiative d'une insurrection armée actuellement, avec le rapport de force existant dans la société, indépendamment du congrès des Soviets et à quelques jours de la tenue de celui-ci, serait une démarche inacceptable, suicidaire pour la cause de la révolution". La publication de cette lettre à la veille de l'insurrection fut considérée par Lénine comme une trahison. Il exigea donc l'exclusion du parti de Kamenev et Zinoviev, qui comptaient parmi ses amis les plus proches. Il convient toutefois de noter que le CC décida après concertation de rejeter cette proposition de Lénine.

S'emparer du pouvoir à quelques jours du congrès des Soviets, qui représentaient le pouvoir du peuple, n'était effectivement pas très démocratique. Cela provoquait une certaine irritation chez nombre de membres du parti. Ce n'était évidemment pas le cas de Lénine ou de Trostki. Ils étaient déjà intervenus en juillet, puis en septembre, pour la dissolution immédiate de la Conférence démocratique, montrant le peu de cas qu'ils faisaient des institutions du pouvoir populaire.

Il y avait cependant deux éléments que ni Lénine ni Trotski ne pouvaient ignorer. "Pendant huit mois, les masses ont connu une vie politique intense, écrivait Trotski. Le parlementarisme des Soviets est devenu un mécanisme quotidien de la vie politique du peuple. Si les questions concernant une grève, une manifestation de rue, l'envoi au front d'un régiment ont été décidées jusque là par un vote, comment les masses pourraient-elles renoncer à décider elles-mêmes de la question de l'insurrection? De nouvelles complications découlaient ainsi de cet acquis appréciable et pratiquement unique de la Révolution de Février. Il était impossible d'appeler, au nom du Soviet, les masses à se battre sans avoir au préalable posé la question devant ce même Soviet, c'est-à-dire sans soumettre l'insurrection à des débats publics auxquels auraient, de plus, participé les représentants du camp adverse. La nécessité de créer au sein du Soviet un organe particulier... secret, pour diriger l'insurrection était évidente".

Autrement dit, si auparavant, pour les bolcheviks, le tsarisme était le principal obstacle sur la voie de l'arrivée au pouvoir, à présent, c'était le pouvoir populaire au même titre que le gouvernement provisoire.

De plus, il n'était pas du tout avantageux d'appeler à l'insurrection au nom du seul parti bolchevique. Comme le soulignait Trotski, le soutien des Soviets était vital, indispensable pour resserrer le poing qui devait porter le coup. Les combattants armés du parti n'étaient pas en nombre suffisant pour y parvenir. "Parmi les millions (de personnes) sur lesquels le parti... espérait s'appuyer, écrit Trotski, il convient de distinguer trois groupes: ceux qui marchaient déjà derrière les bolcheviks en toutes circonstances; d'autres, numériquement plus importants, qui soutenaient les bolcheviks dans la mesure où ils intervenaient par le biais des Soviets; enfin un troisième groupe, qui suivait les Soviets, malgré le fait qu'ils étaient dirigés par les bolcheviks... Les tentatives de lancer l'insurrection avec les seuls moyens du parti ont échoué partout".

Il est possible de discuter des chiffres, combien de personnes les bolcheviks pouvaient-ils entraîner derrière eux, et combien les Soviets, mais globalement le tableau dressé par Trotski est correct. De Moscou, par exemple, on rapportait: "Difficile de dire si les troupes interviendront à l'appel du comité moscovite des bolcheviks. Cependant, il semblerait qu'à l'appel des Soviets elles interviendront toutes". Même dans le "berceau de la révolution", à Petrograd, la situation en octobre était sensiblement la même. Comme le rapportait le bolchevik Volodarski: "L'impression générale est que personne n'a envie de sortir dans la rue. Mais si les Soviets appellent, alors tout le monde sortira".

Il y avait là une sorte de paradoxe. Les bolcheviks ne pouvaient pas obtenir de mandat de la part des Soviets pour le coup d'Etat, pourtant ils étaient obligés de compter sur les forces qui se tenaient derrière les Soviets. Il convient de reconnaître l'habileté de Lénine et de Trotski qui trouvèrent la solution. Même si elle constituait une évidente machination politique.

Profitant de leur majorité dans les Soviets, les léninistes ont créé, écrivait Trotski, "un organe particulier des Soviets, caché, et chargé de diriger l'insurrection": le Comité militaire révolutionnaire (VRK, initiales russes). La machination s'avéra élégante: d'un côté, le comité était légalement élu dans le cadre de la démocratie des Soviets, et de l'autre, il était entièrement contrôlé par les bolcheviks, ce qui lui permettait d'agir en conspirant contre les autres forces présentes dans les Soviets. Les mains enfin déliées, le parti bolchevique pouvait agir sous couvert du VRK au nom de tous les Soviets, sans avoir à les en informer. Le problème du pouvoir populaire était ainsi contourné.

"Qui doit prendre le pouvoir ?, écrivait Lénine le soir du 24 octobre (6 novembre). Peu importe actuellement que ce soit le Comité militaire révolutionnaire ou une "autre institution" qui annoncera vouloir transférer le pouvoir uniquement aux représentants légitimes du peuple". "Cette "autre institution", se trouvant entre de bien mystérieux guillemets, explique Trotski, désignait le CC des bolcheviks".

Le schéma est on ne peut plus clair. La prise de pouvoir se fait formellement au nom des Soviets par le Comité militaire révolutionnaire, ce qui permet de faire sortir dans la rue toutes les forces nécessaires aux bolcheviks, puis le pouvoir tombe entre les mains d'une "autre institution", à savoir le CC des bolcheviks. Les autres socialistes ne réalisèrent qu'au tout dernier moment ce qui se tramait, et il ne leur resta plus qu'à crier leur indignation et agiter leurs poings en direction du train qui partait sans eux.

Parler d'éthique lorsqu'il est question d'une bataille politique serait une ineptie. C'est pourquoi je soulignerai simplement que Lénine a toujours eu une approche très nuancée de la morale en politique. L'exemple qui suit en témoigne. A la veille de l'insurrection, et après la lettre de Kamenev, citée ci-dessus, on posait beaucoup de questions aux bolcheviks dans les Soviets. Pour contrer les soupçons, Trotski manoeuvra habilement en faisant une brève déclaration: "le Soviet n'a pas prévu d'insurrection pour les prochains jours", signifiant par là que toutes les discussions à ce sujet étaient stériles. Kamenev, profitant de la situation, se leva de son siège et déclara avec satisfaction qu'il était prêt à souscrire à ce que venait de dire le camarade Trotski. Cette convergence entre deux opposants virulents n'était qu'une partie de la bagarre, dont les spectateurs ne pouvaient distinguer les coups de pieds donnés sous la table. Trotski tentait de cacher les préparatifs du CC en vue de l'insurrection, alors que Kamenev cherchait à paralyser ces mêmes préparatifs, en prenant au mot les conspirateurs.

Lénine, ayant eu connaissance de cet incident, se lança dans une longue diatribe: "La sortie de Kamenev à la séance du Soviet de Petrograd peut être qualifiée tout simplement de bassesse. Il est, comme vous le voyez, entièrement d'accord avec Trotski. Est-il donc si difficile de comprendre que Trotski ne pouvait pas, n'avait pas le droit, ne devait pas en dire plus que ce qu'il a dit devant les ennemis (c'est-à-dire la direction des Soviets, nda.). Est-il difficile de comprendre que... la décision de lancer une insurrection armée, d'entamer partout ses préparatifs, tout cela nous oblige lors de débats publics à en rejeter sur l'adversaire non seulement la cause mais aussi l'initiative... La sortie de Kamenev n'est qu'une filouterie". Cela se passe de commentaires. Le lecteur fera lui-même la différence entre la politique et le filou.

Le jour même de la révolution d'Octobre, bien que s'étant finalement soumis à la volonté de Lénine, nombre de dirigeants du parti doutaient encore de la justesse de ce choix. La lettre que Lounatcharski écrivit alors à sa femme, restée en Suisse, est significative. "Ma chère, je t'écris le matin du 25. La lutte pour le pouvoir a pratiquement déjà commencé... Politiquement je me suis évidemment solidarisé avec les bolcheviks. Il existe encore une issue pour moi: une coalition purement démocratique... Mais pour cela, il faudrait tant de bonne volonté et de sagesse politique de tous les côtés que cela semble être une utopie".

Lénine l'emporta sur tous: sur Marx et Engels, sur son propre parti, sur les Soviets. Et il fit la révolution. En misant sur le hasard. Il ne croyait absolument pas en la victoire du socialisme dans un seul pays. De plus, étant un internationaliste convaincu, le sort de la Russie ne l'intéressait guère. "Je sais parfaitement, indiquait-il, que le drapeau est entre des mains faibles, et que les ouvriers du pays le plus arriéré ne pourront le garder si les ouvriers de tous les pays avancés ne leur viennent pas en aide. Les transformations socialistes que nous avons effectuées sont en grande partie incomplètes, faibles et insuffisantes. Elles serviront de repère aux ouvriers avancés des pays d'Europe de l'Ouest qui pourront dire: "les Russes n'ont pas commencé de la manière qu'il fallait".

Le rôle dévolu à la Russie était donc celui du cobaye sur lequel on expérimente pour que d'autres puissent vivre mieux. Et cela ne gênait en rien le chef des bolcheviques.

La répression de la Commune de Paris fournit à Marx, Engels et Lénine un matériau très riche pour leur analyse. Lénine pensait que même si l'expérience russe se soldait par un échec, du moins servirait-t-elle de leçon pour les futurs chefs du prolétariat international. Et c'était cela qui comptait le plus pour lui.

Fin

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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