Varsovie convoque Gorbatchev au banquet de la justice historique

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Par Elena Chesternina, RIA Novosti
Par Elena Chesternina, RIA Novosti

Un tribunal polonais chargé de l'affaire concernant l'ancien président du pays Wojciech Jaruzelski s'apprête à citer à comparaître les hommes politiques clés de la période de la guerre froide. Parmi ceux qui pourraient être entendus comme témoins, le (premier et le seul) président de l'URSS Mikhaïl Gorbatchev, l'ancien premier ministre britannique Margaret Thatcher, l'ex-conseiller de Jimmy Carter pour les questions de sécurité nationale Zbigniew Brzezinski, ainsi qu'Alexandre Haig, qui occupait au début des années 1980 le poste de secrétaire d'Etat américain. Il est vrai, pour l'instant, aucun de ces politiques n'a reçu de convocation officielle de la part du tribunal de Varsovie.

Le procès de Jaruzelski se poursuit depuis deux ans déjà. C'est l'Institut de la mémoire nationale (IPN) qui en a été l'initiateur, en accusant le général de "violation de la Constitution" et de "direction d'une organisation criminelle". L'institut entend par "organisation criminelle" les 22 membres du Conseil militaire de salut national qui, dans la nuit du 12 au 13 décembre 1981, en pleine grève du mouvement syndical Solidarnosc, décrétèrent la loi martiale dans le pays. Dans les rues de Varsovie apparurent alors des soldats en uniforme, des chars et des BTR (véhicules de transports de troupes). Toutes les chaînes de télévision, exceptées les deux chaînes d'Etat, cessèrent d'émettre, la sortie de la majorité des journaux fut suspendue, un couvre-feu fut instauré, et une vague d'arrestations massives commença. 90 personnes trouvèrent la mort à la suite de ces événements, et des milliers d'autres furent emprisonnées, dont le leader de Solidarnosc et futur président polonais Lech Walesa, ainsi que le chef de l'Etat actuel Lech Kaczynski, alors activiste du mouvement.

Sur les 22 personnes qui ont participé cette nuit-là à la décision de décréter la loi martiale, seules 9 sont encore en vie et se retrouvent toutes sur le banc des accusés aux côtés de Jaruzelski, risquant jusqu'à 10 ans de réclusion. Si bien sûr la cour décide de les condamner.

L'appel à la barre des politiques clés de la période de la guerre froide est pour Jaruzelski une petite victoire. Le juge chargé de l'affaire a décrété que les preuves présentées jusqu'alors par l'accusation n'étaient pas suffisantes pour arrêter un verdict. Elle devra donc réunir de nouveaux éléments, ce qui nécessite les témoignages de Gorbatchev, Thatcher, Haig et Brzezinski.

Le juge a en outre réclamé plus de détails sur "le contexte historique dans lequel la décision de décréter la loi martiale a été prise". Cette formulation n'est pas anodine. L'argument principal de Jaruzelski lui-même est qu'il a fait le choix du moindre mal, et que si les autorités polonaises n'avaient pas pris cette mesure exceptionnelle, ce sont les chars soviétiques qui seraient apparus dans les rues de Varsovie. Les événements du printemps de Prague en 1968 se seraient alors répétés. "Je considère toujours que le fait de décréter la loi martiale a sauvé la Pologne, affirme Jaruzelski. Si nous n'avions pas décrété l'état de siège, l'armée soviétique serait arrivée. La situation instable en Pologne représentait de fait une menace pour tout le bloc soviétique."

Nombre d'historiens partagent ce point de vue. Ils s'appuient pour cela sur les archives ouvertes dans les années 90: elles prouveraient en effet que le Politburo (Bureau politique) du Parti communiste de l'URSS était prêt à envoyer à Varsovie l'armée et des chars "afin de sauvegarder la Pologne soeur". Et ce seraient seulement les assurances données par Jaruzelski selon lesquelles les "autorités du pays [étaient] capables de faire face à cette situation critique par leurs propres moyens" qui auraient empêché l'ingérence étrangère. Il existe malgré tout une autre version, diamétralement opposée. Elle est présentée à travers 60 tomes de documents réunis par l'Institut de la mémoire nationale et se fonde sur l'idée suivante: à ce moment, en 1981, le Kremlin avait d'autres chats à fouetter, "l'opération du contingent limité des forces soviétiques en Afghanistan" battait son plein, et personne n'envisageait dans ces conditions d'envoyer des troupes en Pologne.

A présent, l'institut va devoir s'employer à prouver la culpabilité du général. D'autant que Lech Walesa lui-même a pris sa défense, considérant pour le moins malhonnête de juger quelqu'un qui, durant la guerre, "a combattu pour la liberté de la Pologne, et aurait été considéré comme un grand homme dans une autre histoire et dans d'autres circonstances".

Gorbatchev est lui aussi prêt à défendre Jaruzelski, il a d'ailleurs déjà adressé plusieurs courriers à la Diète polonaise pour défendre le combatif général, héros de la guerre, et à travers lequel, de l'avis du président de l'URSS, "ceux qui cherchent un nouveau prétexte pour envenimer les relations entre la Pologne et la Russie tentent de régler des comptes". Apprenant sa convocation au tribunal, Gorbatchev s'est approché de Lech Kaczynski (les deux se trouvaient alors à Jérusalem pour les 60 ans de l'Etat d'Israël) et lui a demandé: "Alors quoi, vous n'êtes pas capable de régler votre problème avec cet homme malade et plus tout jeune, ce général qui a fait énormément pour la Pologne?" Gorbatchev n'a pas raconté aux journalistes ce que lui a alors répondu Kaczynski.

Une chose saute aux yeux: le procès contre Jaruzelski n'a pas été lancé au hasard il y a deux ans, après l'arrivée au pouvoir des frères Kaczynski. Tant Jaroslaw (ex-premier ministre polonais) que Lech Kaczynski ont promis lors de leurs campagnes électorales de "rétablir la justice historique" et d'enquêter sur les crimes du "gouvernement socialiste". Ces promesses ont été en partie tenues: un projet de loi a été préparé à la chancellerie du président en vue de priver Wojciech Jaruzelski de son grade de général et de toutes ses médailles, en même temps que le premier cosmonaute polonais Miroslaw Hermaszewski, qui s'était retrouvé lui aussi "dans les 22" (comme il le dit lui-même, "contre sa volonté et exclusivement à des fins de propagande").

Quelle que soit la façon dont se terminera l'histoire de Jaruzelski, il semble évident que ce procès est loin d'être le dernier organisé par ceux qui tentent de "rétablir la justice historique". Il est vrai, dans ce genre de cas le rétablissement de la justice apparaît à chaque fois quelque peu étrange. On propose par exemple de juger à nouveau Nicolae Ceausescu, fusillé dans la précipitation, sous prétexte que "les principes démocratiques n'ont pas été respectés lors de l'activité du tribunal". Le procès de Saddam Hussein, qui méritait sans aucun doute d'être condamné, s'est transformé en une grande farce. Carla Del Ponte, qui avait fait de Milosevic son "ennemi numéro un", n'a même pas réussi à mener l'affaire jusqu'à la sentence: l'ex-dictateur serbe est mort en prison dans d'étranges circonstances. Et c'est seulement après ce décès et après son départ du poste de procureur général que la juge s'est confiée dans des mémoires qui auraient pu probablement sauver la vie de Milosevic.

Cet article est tiré de la presse et n'a rien à voir avec la rédaction de RIA Novosti.

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