Les tribulations du porte-avions russe

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Par Ilia Kramnik, RIA Novosti
Par Ilia Kramnik, RIA Novosti

La décision est prise: la Russie aura ses propres porte-avions. C'est un des sujets relatifs à la défense les plus vivement débattus ces dernières années. Le commandement de la Marine de guerre et, apparemment, les dirigeants du pays s'accordent aujourd'hui sur la nécessité pour la flotte de posséder des porte-avions, mais il n'en a pas toujours été ainsi. Pour bien comprendre l'importance de ce qui se produit actuellement, il faut revenir sur l'histoire des porte-avions russes.

Les premiers porte-avions, en fait, porte-hydravions (ou transport d'hydravions), firent leur apparition dans la flotte russe dès la Première Guerre mondiale. Les hydravions étaient alors souvent employés pour bombarder les ports de l'adversaire.

Après la fin de la guerre civile, les hauts-gradés des forces navales commencèrent à réfléchir à la possibilité de construire de véritables porte-avions. Les premiers projets plus ou moins détaillés prévoyaient de reconvertir certains navires déjà existants en porte-avions: le bateau-école Komsomolets, le cuirassé Poltava, et les croiseurs de classe Izmaïl, dont la construction n'avait pas été achevée.

Cependant, ces programmes furent repoussés à des temps meilleurs en raison de l'état déplorable de l'économie, et particulièrement de l'industrie.

Un nouveau pas vers la construction de porte-avions fut fait à la fin des années 30, lorsque les ingénieurs soviétiques des constructions navales élaborèrent deux projets de nouveaux navires: le projet 71 de porte-avions léger pour 45 avions, et le projet 72 de porte-avions lourd pour 62 avions.

Leur réalisation fut arrêtée par la Grande Guerre patriotique de 1941-45. Après la guerre, les chefs de la Marine proposèrent à nouveau aux dirigeants soviétiques de construire des porte-avions, mais ceux-ci ne partagèrent pas l'admiration éprouvée par le commandement de la flotte pour les navires de cette catégorie. Néanmoins, le programme des constructions navales adopté pour les années 50 prévoyait la construction de deux porte-avions légers destinés à acquérir une expérience dans l'exploitation de ces navires et à étudier leurs possibilités.

Cependant, après la mort de Staline, la construction de grands navires de surface fut pratiquement arrêtée. Les nouveaux dirigeants du pays n'ayant pas confiance dans le potentiel des types traditionnels de forces armées, ils misèrent principalement sur le développement des missiles nucléaires. En fin de compte, la question des porte-avions ne fut à nouveau soulevée que dix ans plus tard.

A la fin des années 60, la flotte reçut ses premiers croiseurs anti-sous-marins, les porte-hélicoptères Moskva et Leningrad, mais ces navires à destination ciblée étaient incapables de remplacer des porte-avions normaux. A ce moment-là, le bureau d'études PKB Nevsky planchait sur un projet de porte-avions déplaçant 45.000 à 50.000 tonnes d'eau pour 35 à 40 aéronefs. Selon ce projet, le navire devait emporter à son bord des chasseurs embarqués conçus sur la base des MiG-23, des avions de surveillance radar et des hélicoptères. Il ne devait être armé que de moyens de défense antiaérienne et anti-sous-marine. Le principal but d'un tel bâtiment était d'assurer la défense antiaérienne de groupements de navires de surface et de sous-marins.

Cependant, au lieu d'un véritable porte-avions, la flotte reçut de nouveau un hybride: la construction d'une série de navires d'après le projet 1143 fut lancée à Nikolaïev. Ces croiseurs porte-aéronefs devaient emporter des hélicoptères anti-sous-marins et des avions à décollage et atterrissage vertical Iak-38. En outre, ces navires étaient équipés de missiles anti-sous-marins Bazalt.

Néanmoins, le porte-avions faisait son chemin, lentement, mais sûrement. Il acquit des partisans haut placés: le ministre des Constructions navales Boris Boutoma, intéressé par des commandes de navires de gros tonnage de la part de la Marine de guerre, et le ministre de la Défense Andreï Gretchko, qui exigea carrément la création d'un porte-avions avec un parc comparable à celui de l'USS Nimitz. Il fut décidé qu'après avoir construit deux porte-aéronefs du projet 1143, le Kiev et le Minsk, on mettrait en chantier le premier porte-avions du projet 1160 déplaçant 80.000 tonnes.

Cependant, ce sont les adversaires des porte-avions qui prirent le dessus et, en fin de compte, au lieu d'un premier porte-avions, on décida de construire un troisième navire du projet 1143: le Novorossiïsk. Le travail sur le projet de porte-avions se poursuivit néanmoins: dès 1978, PKB Nevsky présenta le projet 1153 qui se distinguait du précédent, le 1160, par des dimensions un peu moindres et une propulsion nucléaire. Mais la mort de Gretchko et de Boutoma le priva de ses protecteurs. Après la mise à l'eau du Novorrossiïsk en 1978 à Nikolaïev, on entama la construction d'un quatrième porte-aéronefs du projet 1143. Le nouveau bâtiment, baptisé Bakou, fut construit pour les chasseurs Iak-141 qui n'existaient pas encore.

Pourtant, l'inconsistance du concept des croiseurs porte-aéronefs était évidente: deux fois plus grands que les porte-avions légers britanniques de type Invincible, emportant des avions Sea Harrier à décollage vertical, les navires du projet 1143 ne s'en distinguaient pas beaucoup du point de vue des performances en situation de combat. Les missiles qui augmentaient considérablement le déplacement et le coût des porte-aéronefs ne sauvaient pas la situation: ces navires étaient trop grands et trop peu armés aussi bien pour des croiseurs porte-missiles que pour des porte-avions légers. L'installation sur le projet 1143 d'avions conventionnels exigeait une reconstruction radicale des navires.

Enfin, en 1982, après la mise à l'eau du Bakou à Nikolaïev, un navire destiné à porter des Mig-29 et des Su-27 fut mis en chantier. Mais ce bâtiment baptisé dans un premier temps Riga était, à bien des égards, un compromis. Faute de catapulte, le décollage des avions se faisait par un tremplin et, en plus des appareils, il y avait à bord du navire des missiles de frappe: 12 missiles Granit dans des rampes de lancement verticales.

Avant même sa mise à l'eau, le premier véritable porte-avions soviétique commença à changer de nom: au lieu de Riga, il fut baptisé Leonid Brejnev. En 1987, il fut rebaptisé en Tbilissi puis, en 1990, en Admiral Kouznetsov.

L'Admiral Kouznetsov reste l'unique porte-avions soviétique. Un navire analogue, le Variag, fut mis à l'eau, mais ne fut pas terminé. L'Oulianovsk, de dimensions plus importantes et doté de catapultes et d'une propulsion nucléaire, fut découpé à même la cale.

Les porte-aéronefs eurent un triste sort. En 1993, le Kiev, le Minsk et le Novorossiïsk furent retirés du service, puis vendus à la Chine en qualité de centres de loisirs flottants. Le Bakou, rebaptisé en Admiral Gorchkov, fut en fin de compte vendu à l'Inde, et subit actuellement une modernisation radicale à Severodvinsk, où il est en train d'être transformé en un véritable porte-avions.

Dans les années 90, on n'a plus parlé de porte-avions que dans les cuisines, autour d'un verre. Le sujet fut repris au milieu des années 2000, lorsqu'on jugea nécessaire d'avoir en Russie quelques porte-avions dans les flottes du Nord et du Pacifique.

Selon les différentes déclarations, leur nombre variait entre 2-3 et 6-8. Actuellement, on parle de construire 5 ou 6 porte-avions d'ici 20 ans. Le lancement des chantiers est prévu pour après 2012.

Même en y mettant beaucoup de volonté, il est difficile de croire à la possibilité de voir se réaliser ces plans, car il reste un ensemble de questions importantes pour pouvoir juger du réalisme de cet objectif. Quelles seront les missions de ces porte-avions et des formations qui les accompagneront? Quand doit être reconstruite (ou simplement construite) et par qui l'infrastructure des bases navales nécessaire aux nouveaux navires? Quels aéronefs y seront embarqués? Comment sera réglé le problème de la formation du personnel? Enfin, combien de temps prendra la construction de ces navires et de leurs escortes, compte tenu des problèmes de main d'oeuvre que connaissent les chantiers navals?

On espère bien sûr que le commandement de la Marine de guerre et les dirigeants du pays ont des réponses à ces questions. Sinon la Russie recevra, au mieux, une paire de navires inexploitables qu'il faudra vendre au bout de 10 à 15 années de service, voire plus tôt. Le pire est également possible: que la Russie ne reçoive rien.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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