Quel avenir pour la flotte russe en Crimée?

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Par Alexandre Khramtchikhine, pour RIA Novosti
Par Alexandre Khramtchikhine, pour RIA Novosti

La situation en Crimée, et en particulier autour de Sébastopol, s'aggrave régulièrement depuis le démembrement de l'URSS. Et les événements survenus en Ossétie du Sud s'accompagnent à ce titre d'une nouvelle aggravation. Le président ukrainien s'est rallié à son homologue géorgien. A présent, il souhaite contrôler totalement les activités de la Flotte russe de la mer Noire, ce qui les priverait de tout sens, à partir du moment où l'on considère la flotte comme une force militaire.

On ne peut pas négliger le fait qu'un pays contrôle fatalement les activités des bases militaires étrangères présentes sur son territoire. Telle est la pratique mondiale. Par exemple, en 2003, la Turquie avait interdit aux Etats-Unis d'utiliser sa base aérienne d'Incirlik pour effectuer des frappes sur l'Irak. Donc, si l'Ukraine n'autorise pas la Russie à utiliser la base de Sébastopol, la Russie ne pourra effectivement pas le faire.

Il faut comprendre par ailleurs que la seule mission qui incombe à la Flotte russe de la mer Noire dans une perspective à court terme consiste à couvrir le littoral russe, qui n'est pas très étendu, jusqu'au Caucase du Nord ainsi que la zone économique russe en mer Noire. Assurer des tâches de plus grande envergure n'est pas possible, ni d'ailleurs nécessaire. Qui plus est, en raison de la dégradation des navires, construits à l'époque soviétique, le nombre de bâtiments de la Flotte russe de la mer Noire ne cesse de diminuer, sans que de nouveaux navires soient mis en exploitation pour les remplacer. Donc, du point de vue militaire, Sébastopol en tant que base navale devient petit à petit inutile et même superflue pour la Flotte russe de la mer Noire.

Il est évident que dans le futur, cette flotte pourrait compter entre 3 et 5 sous-marins diesel et entre 20 et 30 patrouilleurs et dragueurs de mines qui seraient capables, en temps de paix, de protéger la zone économique et en temps de guerre, d'utiliser leurs capacités d'attaque et de destruction de sous-marins pour lutter contre la flotte ennemie en mer Noire. Cette flotte russe doit, bien entendu, être basée en Russie. En 1997, lorsque la Russie a signé le contrat de location en vigueur aujourd'hui, elle ne pouvait pas renoncer à Sébastopol, ne serait-ce que parce que Novorossiïsk était alors incapable d'accueillir tous les navires et les effectifs que comptait à l'époque la Flotte russe de la mer Noire. Aujourd'hui, le problème se règle de lui-même en raison de la diminution du nombre de bâtiments et de missions que doit remplir la flotte.

Il faut reconnaître par ailleurs que du point de vue des conditions climatiques et naturelles, Novorossiïsk n'est pas très propice au déploiement d'une base navale, en particulier à cause des vents forts en hiver (bien qu'aujourd'hui, une partie considérable des forces légères de la Flotte russe de la mer Noire y soit déjà déployée). Il se peut qu'il faille construire une nouvelle base. Certes, cela reviendra cher, mais pas plus que la location de Sébastopol, qui contribue, de fait, à financer les ambitions antirusses de Kiev (qui existaient déjà bien avant Iouchtchenko).

Ainsi, sur le plan militaire, le problème de Sébastopol semble pour beaucoup avoir été inventé et ne pas correspondre à la réalité d'aujourd'hui.

En revanche, le facteur psychologique revêt une très grande importance pour la Russie. On a l'habitude de désigner Sébastopol comme "la ville de la gloire militaire russe". Elle est réputée pour l'héroïsme massif de ses défenseurs pendant la guerre de Crimée et la Grande Guerre patriotique de 1941-1945. Le facteur politique s'y ajoute également. La Crimée faisait partie de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) jusqu'en 1954, et le processus de transmission de la presqu'île à l'Ukraine avait des fondements juridiques extrêmement douteux, même du point de vue de la législation soviétique. De nos jours encore, la majorité de la population slave de la Crimée en général et de Sébastopol en particulier revendique une identité russe (ou même soviétique) et non ukrainienne, alors que les Tatars de Crimée s'alignent plutôt sur la Turquie.

En fait, les frontières de l'Ukraine contemporaine, délimitées à l'époque soviétique, sont loin de correspondre aux réalités historiques, ethniques et politiques d'aujourd'hui. L'Etat ukrainien a été formé artificiellement. C'est en grande partie pour cette raison que, depuis 1992, son développement se fonde sur l'idée de négation absolue de toute communauté avec la Russie. Aussi serait-il naïf de parler d'une alliance politique ou - encore moins - militaire avec l'Ukraine dans un proche avenir. En conservant sa base à Sébastopol, Moscou s'est fait de son propre gré l'otage de Kiev.

D'autre part, la présence de la Flotte russe de la mer Noire à Sébastopol constitue un facteur politique et psychologique très puissant, qui irrite les autorités centrales actuelles en Ukraine et nourrit l'identité russo-soviétique susmentionnée de la plupart des habitants de la Crimée. En outre, Moscou a l'habitude de croire que la présence même de la flotte russe à Sébastopol peut empêcher l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN (ce qui peut sans doute être considéré comme l'incarnation russe de la théorie anglo-saxonne du "fleet in being").

L'évolution ultérieure de la situation pour la Flotte russe de la mer Noire, Sébastopol et la Crimée dépend d'une multitude de facteurs. Il est très peu probable que la Flotte russe de la mer Noire reste à Sébastopol après l'expiration du délai de location, laquelle surviendra en 2017. Si l'on observe la logique des événements, on peut en conclure que soit la flotte s'installera exclusivement en Russie (et ce, peut-être même avant l'expiration du contrat en question), soit la situation politique en Crimée et en Ukraine en général changera considérablement.

En raison de la nature artificielle de l'Etat ukrainien, celui-ci risque constamment de se retrouver scindé en deux parties: le Centre-Ouest et le Sud-Est. Chaque penchant trop prononcé des autorités centrales ukrainiennes pour la Russie ou pour l'Occident ne fait que renforcer cette menace. C'est pourquoi les démarches actuelles de Kiev vis-à-vis de la flotte russe porteront un coup au moins aussi important à la stabilité intérieure du pays qu'à la capacité de défense de la Russie voisine au niveau de ses frontières méridionales.

Alexandre Khramtchikhine est chef du service analytique de l'Institut russe d'analyse politique et militaire.

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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