Caucase: une guerre sans vainqueur

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Interview de Sir Roderic Lyne, ex-ambassadeur britannique à Moscou, RIA Novosti
Interview de Sir Roderic Lyne, ex-ambassadeur britannique à Moscou, RIA Novosti

Q. - Sir Roderic Lyne, lorsque vous étiez ambassadeur britannique en Russie, nos rapports avec la Grande-Bretagne et l'Occident dans son ensemble étaient plutôt positifs. Nous parlons bien sûr de la période 2000-2004. Aussitôt après votre départ de Moscou, la situation s'est dégradée. Quel était votre secret? Ou bien la Russie et l'Occident étaient-ils déjà engagés sur la voie qui les a conduits à l'impasse actuelle?

R. - Ces cinq dernières années, plusieurs raisons ont fait que les rapports entre la Russie et l'Occident se sont détériorés: la première d'entre elles est le prix du pétrole. Au lieu de se soucier du remboursement de sa dette - ce qui était un grand problème encore en 2000-2001 - la Russie a compris qu'elle était en train de devenir très riche. Elle a pu déclarer au FMI: merci beaucoup, mais nous n'avons plus besoin de vos recommandations. Il s'est avéré qu'il était possible d'occuper une position plus forte à l'égard du reste du monde. Cela a tout changé.

Ensuite, quelques événements, pour l'essentiel, fortuits, se sont produits. L'affaire Ioukos a suscité des craintes quant aux investissements en Russie, mais rien de cela ne s'est produit. Un an après le démantèlement de Ioukos, les investissements directs étrangers se sont même accrus considérablement. Mais cette histoire a causé un préjudice à l'image que l'Occident avait de la Russie. De nombreux autres événements ont également eu lieu.

Q. - Nombre d'entre eux concernaient d'ailleurs la Grande-Bretagne.

R. - Pour ce qui est des relations avec la Grande-Bretagne, deux cas de ce genre se sont succédé au deuxième semestre 2003, tous deux liés à des questions juridiques: c'est d'abord le refus essuyé par la demande russe d'extradition du dirigeant tchétchène Akhmed Zakaïev. Cette décision a été interprétée en Russie comme politique. Ce n'était pas le cas, elle était réellement juridique. Nos autorités judiciaires sont assez indépendantes. Ce qui a suivi a été accueilli ici comme un cas encore plus grave: cela concernait M. Berezovski qui, je le souligne, n'avait jamais été invité en Grande-Bretagne, car il n'y jouit d'aucun prestige. Il est apparu dans notre pays après avoir été, en fait, contraint de quitter la Russie: ce n'est pas nous qui l'y avons forcé. Il a demandé l'asile politique et, selon la loi, il n'y avait aucune alternative à l'octroi de ce statut. Comme je l'ai déjà dit, ce n'est pas un hôte très agréable pour notre pays, mais nous avons cette tradition de respect de la loi. Ce fait a à son tour été considéré par la Russie comme une décision politique. La réaction ne s'est pas fait attendre: quelques mois plus tard, le British Council a essuyé une attaque qui ressemblait beaucoup à une mesure de rétorsion. Ensuite, il y a eu la fameuse affaire Litvinenko, etc.

Q. - Tout cela a été une partie de la triste phase de détérioration des relations entre la Russie et l'Occident.

R. - Il y a eu plusieurs raisons à cela: l'élargissement de l'OTAN en a manifestement été une, l'histoire de l'indépendance du Kosovo également, tout comme la réaction de la Russie au comportement unilatéral des Etats-Unis en Irak et ailleurs, ou encore l'intention américaine de créer un système de défense antimissile en Pologne et en d'autres endroits... Bref, toutes ces raisons sont connues.

Q. - A présent, parlons de la réponse de Moscou à l'attaque de la Géorgie contre l'Ossétie.

R. - Oui, une question se pose d'ailleurs: le changement survenu sera-t-il permanent? La récente crise dans le Caucase a fait sourire de nombreux commentateurs occidentaux ayant une approche rigide, ceux qui écrivaient depuis des années dans un esprit de guerre froide disent à présent: "vous voyez, je vous l'avais bien dit". J'ai vu ces jours-ci à la télévision le néoconservateur américain John Bolton, ancien ambassadeur à l'ONU, qui a au passage très peu d'amis en Europe. Il a commenté avec ce même sourire la reconnaissance de l'Abkhazie et de l'Ossétie, et son idée maîtresse se réduisait à ceci: je vous l'avais bien dit, j'avais raison depuis le début.

Q. - Vous ne partagez pas son avis.

R. - Je ne crois pas à cette idée. Mais je pense qu'il est indispensable de faire retomber les émotions actuelles, très fortes, et de se remettre à réfléchir sérieusement. A mon avis, nous sommes face à une absence réelle de sang-froid, tant en Russie qu'en Occident. Par exemple, la Russie doit réfléchir à la chose suivante: en fin de compte, qu'est-ce que le pays a obtenu de positif durant cette longue période de détérioration des rapports, et aujourd'hui, à la suite de cette situation dans le Caucase? Il est évident que cette guerre n'a pas eu de vainqueur. La Géorgie a perdu, mais j'estime que la Russie a également essuyé un préjudice, sur le plan économique et pour sa réputation, qui se traduit par un isolement et une absence de soutien dans le monde. J'estime que l'Europe a elle-aussi subi un préjudice: cela a nui à sa sécurité. L'Europe est responsable parce qu'elle a envoyé des signaux imprécis et qu'elle s'est montrée divisée. J'estime qu'un préjudice a de même été essuyé par les Etats-Unis, qui ont eux-aussi envoyé des signaux imprécis, et qui n'ont pu arrêter Mikhaïl Saakachvili ni élaborer une position claire sur la Géorgie et la Russie. Mais peut-être qu'en arrivant au bout d'un cycle - la vie est une histoire de cycles - on peut regarder en arrière, sur les 20 à 30 dernières années. Nous avons assisté à un essor de ces rapports en 1980, à la fin de la guerre froide...

Q. - Etait-ce une époque d'illusions?

R. - Certes, nous avions des illusions, mais il y a eu également des tentatives sincères de rechercher des formes vraiment nouvelles de coopération dans les années 1990. N'oublions pas que nous avons déployé de très bons efforts. Il s'agissait d'une véritable coopération, très importante. Malheureusement, elle a été freinée à la fin des années 90, on pourrait discuter longtemps des raisons... Rappelons-nous de deux actions importantes entreprises par Vladimir Poutine dans le domaine de la politique étrangère juste après son arrivée au poste de président. Tout d'abord, il a invité le secrétaire général de l'OTAN George Robertson à se rendre à Moscou, sans aucun préalable. Il a enterré la hache de guerre, en mettant fin à la dispute avec l'OTAN. C'était très important. Ensuite, Vladimir Poutine a invité Tony Blair, alors éminent homme politique en Europe, à une rencontre à Saint-Pétersbourg. Parce que Vladimir Poutine voulait faire avancer les rapports avec l'Europe. Au cours des trois années suivantes, nous avons réellement connu une période où nos rapports étaient très bons. Ensuite, nous avons traversé une mauvaise période de cinq ans. Peut-être parviendrons-nous tous, après cette affaire géorgienne, à comprendre en fin de compte que tout cela est trop sérieux, que ce que nous faisons aujourd'hui revient à saper la sécurité de l'Europe. Par conséquent, nous devons revenir à une meilleure politique.

Q. - Le règlement de la crise est la chose la plus simple au monde. Il y a un mécanisme. Il fonctionne déjà. Les réunions du Club de Valdaï auquel vous avez participé sont une partie de ce processus. Mais que voyons-nous à présent, en regardant 20 à 30 ans en arrière? Qu'est-ce qui vaut mieux pour la Russie et l'Europe: un mariage de raison ou un mariage d'amour? Que faut-il faire aujourd'hui: ignorer nos émotions mutuelles, ou bien, au contraire, leur accorder une plus grande attention?

R. - Je dirais que nous avons besoin de temps pour nous souvenir de ce qui se produit lorsqu'un empire se désintègre... Il y a eu en tout 14 empires, pour l'essentiel, dans l'histoire européenne, le quatorzième étant l'URSS. Cela s'est produit il y a juste 17 ans. Quand un empire cesse d'exister, il laisse un immense panel d'émotions psychologiques et de courroux de part et d'autre. Il laisse également un nombre immense de questions très spécifiques et de contentieux potentiels sur des problèmes comme les frontières, l'appartenance ethnique, les migrations, l'économie, la sécurité et la défense. Si vous examinez l'histoire de la fin de l'empire britannique, vous constaterez que ce n'était pas un processus inattendu, de même que pour l'empire russe, et que le règlement de certains de ces problèmes a pris 30, 40, 50, voire 70 ans. Il en est de même pour la France... et pour tous les grands empires. Voilà l'un des points de départ du processus dont nous avons besoin.

Propos recueillis par Dmitri Kossyrev.

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