La Russie en Asie centrale

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Alexandre Kniazev, RIA Novosti
Alexandre Kniazev, RIA Novosti

Frontières nationales et intégrité territoriale, ce sont deux notions de l'ancien système de relations internationales. Leurs principes de fonctionnement élaborés à Versailles, Yalta ou Potsdam sont devenus obsolètes depuis la division de la Yougoslavie, la désintégration de l'URSS, la reconnaissance par les pays occidentaux de l'indépendance du Kosovo et la récente reconnaissance par la Russie de celle de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud. Tout ceci doit être analysé également du point de vue de l'Asie centrale.

Le sous-système de relations internationales qui s'est créé dans cette région est anormal pour le moment et requiert une révision radicale. La politique étrangère "tous azimuts" préconisée officiellement par les autorités des Etats postsoviétiques permettait, bon an mal an, aux républiques centrasiatiques de balancer entre les intérêts des divers centres de force extérieurs. Mais cela a duré tant que les intérêts de ces centres pour la région étaient différents.

La situation a radicalement changé au début des années 2000. La Chine s'est inquiétée de la présence américaine en Asie centrale, en particulier de l'ouverture de bases militaires de l'Otan dans la région. Les derniers événements dans le Caucase ont témoigné du fait que la Russie est définitivement retournée dans le club des acteurs globaux clés. Aujourd'hui, l'Asie centrale et notamment le Kazakhstan font objectivement partie des intérêts nationaux de la Russie, qui est certainement intéressée à ce que tous les pays de la région optent pour le "vecteur russe" dans leur politique étrangère. Mais les efforts déployés par Moscou sont-ils suffisants pour y parvenir? Et qu'arrivera-t-il si les pays centrasiatiques choisissent un autre axe?

Zbigniew Brzezinski a inventé le mot "multivectoriel" pour caractériser la politique extérieure. Ce terme a plu aux leaders centrasiatiques qui l'ont souvent employé en décrivant la politique de leurs pays. Mais au fond, cette politique "tous azimuts" traduit une simple absence de discernement politique.

Le Kirghizstan a sans doute le plus progressé dans cette voie. Cette république s'est distinguée en accueillant simultanément sur son territoire des structures militaires des deux blocs "opposés", à savoir l'OTAN et l'OTSC (Organisation du Traité de sécurité collective - regroupe l'Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, l'Ouzbékistan, la Russie et le Tadjikistan - ndlr). Une grande partie de la dette extérieure (2,2 milliards de dollars) du Kirghizstan se compose d'emprunts aux institutions financières internationales contrôlées par les Etats-Unis, par exemple la Banque mondiale. Ceci permet à l'Occident d'exercer une emprise sur cette petite république centrasiatique. La Chine voisine a, elle aussi, des vues sur le Kirghizstan, et ses intérêts économiques dans ce pays ne font que s'accroître d'année en année. Le louvoiement plus ou moins habile de Bichkek entre les intérêts des trois superpuissances à la fois est présenté par les autorités kirghizes comme une politique extérieure efficace.

L'Ouzbékistan continue d'hésiter fébrilement entre la Russie, les Etats-Unis et l'Union européenne. Tachkent cherche manifestement à poursuivre la politique appliquée jusqu'ici, en vertu de laquelle les pays de la région centrasiatique veulent mettre à mettre à profit les contradictions entre les centres extérieurs. Le Kazakhstan et le Tadjikistan, d'ailleurs, font la même chose. Bien que la politique d'Astana soit aujourd'hui davantage orientée vers son "partenaire stratégique et allié", à savoir la Russie. Par exemple, le retrait des capitaux kazakhs de la Géorgie n'était pas qu'une tentative d'Astana pour sauver son argent, c'était également une démarche politique très importante qui a suscité le mécontentement de Washington, mais qui, sans doute, a été évaluée à sa juste valeur par Moscou. Le Kazakhstan se montre relativement jaloux face à l'expansion commerciale de sa "grande voisine". Astana s'est probablement rappelé un proverbe connu depuis le XIXe siècle: "Si le Chinois arrive, le Russe sera perçu comme un père attentionné".

En ce qui concerne le Tadjikistan, la proximité ethnoculturelle des Tadjiks et des Iraniens avait conditionné, à l'époque de la désintégration de l'URSS, un niveau plus élevé de relations entre Téhéran et Douchanbé, en comparaison avec les autres Etats de la région. L'Iran accordait déjà une attention particulière au Tadjikistan pendant la période de la perestroïka, en cherchant à élargir sa sphère d'influence idéologique. Cependant, les premières prétentions des milieux politiques iraniens à la domination du Tadjikistan ont été rapidement désavouées par la Russie. Les deux parties ont vite trouvé certaines formules de coopération. L'organisation des pourparlers intertadjiks, qui ont abouti à un règlement pacifique du conflit au Tadjikistan, ne saurait être portée à l'actif de l'ONU, de l'OSCE ou d'autres organisations internationales: celles-ci ont eu un rôle plutôt auxiliaire. C'est en premier lieu le résultat des activités diplomatiques russo-iraniennes. L'expérience du début des années 1990 a dans une grande mesure déterminée le format de la coopération russo-iranienne au Tadjikistan, qui a permis d'éviter une confrontation directe. Les deux parties - russe et iranienne - participent ensemble au secteur hydroélectrique du Tadjikistan en érigeant les centrales de Sangtouda: l'une d'elles est construite par les Iraniens, l'autre par les Russes.

Si l'on regarde l'Asie centrale dans son ensemble, on pourra constater que l'activité de Moscou y est plutôt intense depuis quelques années. Or, il importe également d'évaluer le niveau de préparation de tel ou tel pays de la région à accepter le partenariat d'envergure et multiforme de la Russie. Pourquoi, par exemple, les projets d'investissement russes piétinent-ils au Kirghizstan? En août 2007, lors du sommet de l'OSC (Organisation de coopération de Shanghai) de Bichkek, le président russe, Vladimir Poutine, a proposé à la partie kirghize deux milliards de dollars "pour financer des projets concrets". En septembre 2008, au cours de sa rencontre avec le premier ministre kirghiz, le chef du gouvernement russe Vladimir Poutine leur propose de nouveau ces deux milliards, et de nouveau "pour financer des projets concrets"... Pourquoi les investisseurs russes travaillent-ils en Ouzbékistan mais pas au Kirghizstan? Lorsque les officiels russes et kirghiz évoquent la croissance des échanges commerciaux, leur enthousiasme est plutôt diplomatique: la croissance des échanges commerciaux est le résultat de la croissance des prix pendant une période donnée. Mais les échanges réels sont restés au même niveau. Au cours de la visite officielle du président russe, Dmitri Medvedev, et du sommet de la CEI à Bichkek, la Russie et le Kirghizstan ont signé plus d'une vingtaine de documents bilatéraux, mais il ne s'agissait là que de mémorandums de coopération et de protocoles d'intentions, sans engagements concrets.

La passivité de la Russie en matière d'investissements en Asie centrale est due en premier lieu aux conditions proposées par la partie qui souhaite recevoir son argent. N'ayant pas réussi à s'implanter dans l'hydroélectrique du Tadjikistan, Rusal russe a investi ses milliards en Afrique du Sud et en Amérique du Sud. Le Tadjikistan a-t-il tiré profit d'une telle situation? C'est peu probable, étant donné que la population de ce pays est sans électricité depuis plusieurs hivers d'affilée...

Le choix d'un axe prioritaire en politique extérieure est l'affaire de celui qui fait ce choix. Ce qui s'ensuivra dépend dans une grande mesure des dirigeants politiques de chaque pays, de leur compétence, de leur volonté politique, et finalement, de leur honnêteté.

Or, dans le cadre de la coopération naissante entre la Russie et les Etats centrasiatiques, les questions de la sécurité collective deviennent prioritaires. La guerre qui perdure dans l'Afghanistan voisin nécessite de toute évidence la formation d'une structure militaire unique. A l'heure actuelle, il importe de changer radicalement la nature du contrôle des frontières des pays de la région avec l'Afghanistan, de créer un "cordon de sécurité" efficace. Le Tadjikistan n'arrive visiblement pas à protéger lui-même sa frontière. La quantité de stupéfiants transitant par la frontière tadjiko-afghane s'accroît d'année en année. Quelqu'un doit en assumer la responsabilité. Le contrôle sur ce tronçon de la frontière doit être assuré, semble-t-il, par des forces collectives, que ce soit dans le cadre de l'OSC ou de l'OTSC ou bien au moyen du retour des gardes-frontières russes au Tadjikistan.

Mais là, il s'agit d'un seul aspect du problème. Il y en a cependant un autre: à défaut de règlement en Afghanistan, tout contrôle de la frontière ne sera qu'une demi-mesure. Il importe de mettre en place des mécanismes de règlement et d'assistance au développement pacifique de l'Afghanistan. L'Occident, avec les Etats-Unis à sa tête, a essuyé un échec définitif en Afghanistan dans tous les domaines: militaire, politique, économique. Pourquoi la Russie et ses partenaires en Asie centrale n'en profiteraient-ils pas? Certes, ce sera difficile, ce ne sera probablement pas rapide, mais c'est la seule voie menant à la paix en Afghanistan.

En attendant, les Etats postsoviétiques de la région sont confrontés à un choix: faut-il poursuivre la fameuse politique "tous azimuts" ou bien définir une politique unique de développement stratégique et de partenariat à long terme avec la Russie.

(Alexandre Kniazev est directeur de la filiale de l'Institut des pays de la CEI de Bichkek.)

Les opinions exprimées dans cet article sont laissées à la stricte responsabilité de l'auteur.

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