L'Europe unie de l'empereur russe Alexandre I

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Alexandre I de Russie et Napoléon I - Sputnik Afrique
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Alexandre I de Russie et Napoléon I ont été les deux premiers importants dirigeants européens à essayer de jeter les bases d'une Europe unie.

Alexandre I de Russie et Napoléon I ont été les deux premiers importants dirigeants européens à essayer de jeter les bases d'une Europe unie.

Ils n'ont pas vraiment été les premiers à préconiser l'unité du Vieux Continent. Ainsi, William Penn a publié en 1693 un traité dans lequel il préconisait la création d'un mécanisme politique conjoint destiné à régler de manière pacifique ou à empêcher des conflits en Europe: à ces fins, il était prévu de convoquer régulièrement un organisme suprême paneuropéen. Au début du XVIIIe siècle, l'Abbé de Saint-Pierre a avancé l'idée de la signature d'un traité international visant à créer une confédération européenne dirigée par un Conseil permanent. Ensuite, en 1782, les idées de l'abbé ont été développées par le célèbre Jean-Jacques Rousseau dans son Jugement du Projet de paix perpétuelle de Monsieur l'Abbé de Saint-Pierre.

Cependant, ces hommes étaient des théoriciens. Seul le célèbre quaker anglais W. Penn, fondateur de la Province de Pennsylvanie, pourrait être considéré comme un praticien. Toutefois il n'était pas impliqué dans la grande politique européenne et se limitait à régler les conflits entre les colons venus du Vieux Continent et les Amérindiens.

Les praticiens prennent les rênes

Ainsi, l'empereur russe et Napoléon I n'ont pas vraiment inventé l'idée de la maison européenne, mais ils étaient des praticiens à la tête de puissants empires, et ils ont essayé d'ériger cette nouvelle tour de Babel, chacun à sa façon.

L'empereur des Français rêvait d'unifier l'Europe par la force, en créant une confédération où la vie tout entière serait uniformément réglée par le code Napoléon, indépendamment des particularités nationales et des traditions populaires. Or, Alexandre I de Russie ne tablait pas tant sur la force, il misait avant tout sur la morale chrétienne et la prise en compte maximale, dans la mesure du possible, des intérêts des autres partenaires. Dès 1805, il a offert une alliance à la Grande-Bretagne afin d'endiguer la montée de la France: Alexandre I se préparait alors à élaborer un traité qui "constituerait la base des relations entre les Etats européens". Après la victoire sur Napoléon, le tsar russe a décidé que l'heure était venue de passer à la tâche primordiale, à savoir la construction en Europe de "quelque chose ressemblant à la paix perpétuelle."

Dans leur analyse des principes de la maison européenne énoncés par l'empereur russe, les historiens s'embrouillent. Et c'est normal: Alexandre I était un réceptacle d'idées et d'opinions souvent incompatibles allant du libéralisme à l'ultra-conservatisme, de la noblesse chevaleresque héritée de son père Paul I au rationalisme implacable inculqué par sa grand-mère Catherine II, du mysticisme religieux à la coquetterie de salon, de la suite dans les idées à l'incohérence dans la poursuite des objectifs. Le poète russe Alexandre Pouchkine a qualifié dans un poème l'empereur de politique "faible et sournois". Et il n'avait pas entièrement tort. Toutefois, ce même Alexandre I s'est souvent montré vaillant et prêt à défendre sa politique, comme ce fut le cas lors de son affrontement avec Napoléon.

Après la victoire sur Napoléon, le tsar russe a agi de façon hautement morale: la Russie était alors le pays le moins intéressé par un mécanisme paneuropéen garantissant la stabilité du continent. Disposant de l'armée la plus puissante, la Russie contrôlait alors la situation en Europe. Si la politique extérieure russe avait été animée par un expansionnisme débridé (comme le stipulait le faux "testament de Pierre le Grand"), dans ces conditions la Russie aurait inévitablement fait preuve de son "agressivité inhérente".

Alexandre I de Russie était loin de rejeter les idées de l'équilibre des puissances souvent prônées par des hommes politiques tels que le ministre britannique des Affaires étrangères Robert Castlereagh, ainsi que par Clément de Metternich et Charles-Maurice de Talleyrand. Toutefois, le tsar russe nuançait ce concept. En prenant la recette pragmatique mais insipide consistant à sacrifier les intérêts des petits pays pour maintenir l'équilibre général, Alexandre I y rajoutait une touche fortement épicée comme la morale. Les autres "cuisiniers" en étaient très irrités mais l'empereur russe continuait à insister sur les avantages de la "cuisine russe". En pratique, il a été le premier en Europe à chercher à introduire les principes moraux dans la politique que personne n'avait jamais menée de manière particulièrement morale.

Etant donné que la morale et la Bible était devenues à l'époque inséparable aux yeux d'Alexandre I, son interprétation de la politique s'est inévitablement empreinte de religion. Il est à noter, que Claude Henri de Rouvroy de Saint-Simon, l'un des fondateur du socialisme utopique, a soutenu avec ferveur cette tendance du tsar russe dès le Congrès de Vienne. Dans sa note adressée aux participants au congrès, il a exprimé son approbation de la position d'Alexandre I, ainsi que son espoir que le christianisme fondé sur la fraternité des hommes aiderait l'Europe à avancer avec harmonie et sans heurts dans la voie du progrès en réglant les problèmes complexes.

Toutefois, le tsar russe et le comte français se sont tous les deux fourvoyés.

Comment combiner la morale et la politique?

Alexandre I se prononçait pour des réformes progressives quoique lentes et contre les cataclysmes révolutionnaires. Tout en créant la Sainte-Alliance il continuait de se prononcer en faveur de réformes limitées de tendance libérale dans certains pays européens mais il était prêt dans le même temps à écraser résolument le mouvement révolutionnaire européen de l'époque, ne voyant aucune contradiction dans sa position. "Je reste ce que je fus et je le serai à tout jamais, disait-il en expliquant sa politique. J'apprécie les institutions constitutionnelles et j'estime que tout homme honnête se doit de les aimer; mais peut-on les implanter sans discernement chez tous les peuples? Tous les peuples ne sont pas également préparés à les assimiler."

Cette question reste à ce jour sans réponse. Tout le monde ne partage pas l'opinion des Etats-Unis étrangement convaincus que l'Irak et l'Afghanistan sont déjà prêts à intégrer la démocratie "réelle".

Alexandre I se souvenait des horreurs de la Révolution française qui avait pavé la voie au bonapartisme tant haï. C'est la raison pour laquelle il défendait à l'époque tout régime monarchique légitime. Le tsar restait fidèle à sa politique, même lorsque les actions de la Sainte-Alliance allaient clairement à l'encontre des intérêts de la Russie et de l'Eglise orthodoxe. Au moment de l'insurrection grecque, à la grande joie des Autrichiens, alliés de la Turquie, Alexandre I a déclaré: "J'abandonne la cause grecque car je décèle dans la guerre menée par les Grecs une manifestation révolutionnaire de l'époque. Quoi que l'on fasse pour gêner la Sainte-Alliance dans ses activités et pour rendre suspects ses objectifs, je ne la renierai pas. Tout le monde a le droit de se défendre, et les monarques doivent également bénéficier de ce droit dans leur lutte contre les associations clandestines; je suis tenu de défendre la religion, la morale et la justice."

Malheureusement, le tsar n'a pas expliqué pourquoi le joug turco-musulman dans la Grèce orthodoxe était "juste", "moral" et répondant aux intérêts du "peuple chrétien unique".

La Sainte-Alliance n'a pas contribué à l'unification de l'Europe. Ainsi, la Grande-Bretagne avait refusé d'y adhérer d'entrée de jeu: même aujourd'hui les positions de l'Europe continentale et de Londres ne coïncident que lorsque cela correspond aux intérêts britanniques. Un autre obstacle insurmontable de l'époque résidait dans l'inégalité du développement intérieur des pays européens. Robert Castlereagh recevait les consignes suivantes de Londres: "Faites comprendre aux Russes que nous sommes comptables devant le parlement et l'opinion publique et que nous ne pouvons pas nous impliquer dans une politique qui ne correspond pas du tout à l'esprit de notre gouvernement." Londres a précisément mis le doigt sur le principal obstacle à l'unification de l'Europe: il ne suffit pas de réunir des congrès et d'adopter des résolutions conjointes. Dans le meilleur des cas, l'autocrate russe est comptable devant sa propre conscience alors que le gouvernement britannique répond devant le parlement et le peuple. Il est impossible de réunir des éléments incompatibles.

La voie de la maison européenne ne passait pas par des "manifestations morales" auxquelles le tsar russe était enclin. Afin de réaliser son rêve et d'unifier l'Europe, Alexandre I aurait dû se consacrer davantage et avec plus d'efficacité aux affaires intérieures russes. En réfléchissant longuement aux réformes en Russie, Alexandre I ne s'est tout de même pas décidé à les mettre en œuvre. Prônant un développement progressif, le tsar est devenu contre-révolutionnaire sans jamais être devenu réformateur.

Les inégalités de développement: un problème de longue date

Les bases de l'Union européenne contemporaines sont toutes différentes, et le christianisme est de fait banni des documents de base de l'union. Le préambule de la Constitution de l'Union européenne contient des références à la Grèce et à la Rome antiques, ainsi qu'aux mouvements philosophiques de la Renaissance mais il élude complètement la question des racines chrétiennes de l'Europe. Probablement à tort. Tout mépris de ses propres racines est susceptible de jouer un jour un mauvais tour.

"Les formes différentes de vie politique des peuples européens constituaient un obstacle à la mise en place d'une gestion commune des affaires européennes." Cette phrase du célèbre historien russe Sergueï Soloviev explique l'échec d'Alexandre I dans son effort pour construire une maison européenne, et dans une grande mesure elle reste d'actualité aujourd'hui. La raison décisive pour laquelle la Russie contemporaine ne fait pas partie de l'Union européenne est le retard persistant de son système politique sur les normes européennes. Certes, ce n'est plus un tsar qui siège aujourd'hui au Kremlin mais un président. Mais de fait, le président russe est pratiquement doté des compétences d'un autocrate. Il est évident que dans la majorité des Etats membres de l'UE il y a également un écart entre la constitution et la politique réelle, mais le Vieux Continent ne connaît certainement pas cet abîme qui sépare la loi fondamentale et la démocratie fantoche en Russie.

Les partisans de la voie "eurasienne" de la Russie soulignent à juste titre que la Russie formerait un "appentis" surdimensionné de la maison européenne et que le pays comprend une très importante composante territoriale asiatique. Toutefois, cela n'abolit nullement le premier obstacle insurmontable à ce jour et qui consiste en un écart entre le développement politique de la Russie et celui de l'Europe.

En l'absence de cet obstacle, l'autre problème, à savoir les dimensions gigantesques de l'"ours russe" et ses particularités eurasiatiques, ne serait pas un frein à l'alliance. Après tout, la maison européenne héberge aujourd'hui des cultures extrêmement variées.

Qui plus est, la perspective géopolitique fait que l'Union européenne renforcée par la Russie, ainsi que la Russie renforcée par l'UE, ne feraient que profiter en joignant leurs forces dans le contexte de l'émergence sur l'échiquier mondial de nouveaux centres de force auxquels le Vieux Continent et la Russie ne seraient en mesure de s'opposer sérieusement que conjointement. Ce phénomène incite objectivement la Russie et l'Europe à se rapprocher et il n'est donc pas exclu que le rêve de longue date de l'empereur Alexandre I de Russie puisse se réaliser un jour.

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