Mistral: une nouvelle étape dans les relations franco-russes

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Interview d'Anne de Tinguy, professeur des universités INALCO (Institut National des Langues et Civilisations orientales) et CERI (Centre d'Etudes et de Recherches Internationales) - Sciences po Paris.

Interview d'Anne de Tinguy, professeur des universités INALCO (Institut National des Langues et Civilisations orientales) et CERI (Centre d'Etudes et de Recherches Internationales) - Sciences po Paris.

Question:
L'achat du Mistral suffirait-t-il à renforcer les positions stratégiques de la Russie? Certains militaires russes en doutent. Est-il raisonnable d'affecter 500 millions d'euros à l'achat d'un navire, alors que ces fonds pourraient servir à moderniser d'autres matériels militaires russes?

Réponse: Ce contrat concernant la vente à la Russie de bâtiments BPC (bâtiment de projection et de commandement) de type Mistral est très important et il marquera à n'en pas douter une étape dans les rapports de la Russie avec la France et plus généralement les pays occidentaux. Pour le comprendre, il faut rappeler la nature et la portée de ce contrat. Les négociations ont été longues (elles ont débuté fin 2008), complexes et difficiles, elles ont connu des hauts et des bas et ont été (et sont toujours) source de débats et de polémiques. Pour des raisons qui sont d'une part politico-stratégiques et d'autre part économiques et financières. Le Mistral est le deuxième plus gros bâtiment de la flotte française après le porte-avion Charles de Gaulle. C'est un outil moderne, performant et polyvalent qui permet d'embarquer une quinzaine d'hélicoptères et, au choix, des véhicules blindés ou des chars ou d'autres engins, un poste de commandement, un hôpital, etc. C'est un bâtiment de guerre susceptible de jouer un rôle significatif en cas de conflit. C'est ce qu'un officiel russe avait souligné en 2009, en regrettant que la Russie n'ait pas eu à sa disposition un tel outil lors de la guerre en Géorgie à l'été 2008! Une remarque qui ne pouvait qu'alimenter les inquiétudes de certains pays, notamment de certains des voisins de la Russie (la Géorgie ou les pays baltes ou certains en Ukraine) qui continuent à percevoir celle-ci comme une menace. C'est la première vente de ce type qui est faite par un pays de l'OTAN à la Russie. Ce contrat, on le voit, n'est pas une opération  commerciale comme une autre. Il ne va certes pas transformer les équilibres stratégiques en Europe. Mais sa signature est une étape importante dans les relations de la Russie avec la France et  plus généralement avec les pays occidentaux et il pose  une question de fond.

Cette question de fond porte sur la nature de la relation russo-française/européenne depuis la fin de la guerre froide: il y a plus de vingt ans que la guerre froide est terminée et que la Russie n'est plus un adversaire, mais est-elle pour autant une alliée ? Les Etats occidentaux peuvent-ils et même doivent-ils la considérer comme un partenaire dans lequel ils ont une totale confiance? La réponse à cette question est encore loin d'être unanime: qu'elle soit un partenaire important est une chose (qui ne fait pas de doute); qu'on puisse avoir une totale confiance en elle en est une autre. Aux yeux de certains, si bonnes soient-elles, les relations avec la Russie continuent à poser un certain nombre de problèmes: qu'il suffise de mentionner la question des valeurs ou celle de sa politique dans l'espace postsoviétique; pour reprendre l'expression récente de l'expert américain Matthew Rojansky: "Russia is still far from a steadfast U.S. ally".

Sur cette question, le président Sarkozy a pris une position en pointe. Lors de la visite d'Etat du président Medvedev à Paris en mars 2010, il déclare: "On ne peut pas dire le matin à la Russie 'Ah, je vous fais confiance, votons une résolution au Conseil de sécurité" (en référence à la question iranienne) et le soir: " Non, je ne vous vends pas le BPC". Une position que le chef de l'Etat français a confirmé à plusieurs reprises, notamment lors de sa rencontre fin mai à Deauville avec le président Medvedev: la guerre froide est terminée, la Russie est une amie, traitons-la en amie et "réfléchissons avec elle à la constitution d'un vaste espace de sécurité". Cette position prise par Nicolas Sarkozy est à relativiser d'une part parce qu'elle ne signifie pas que Paris était prêt à opérer les transferts de technologie demandés par la Russie - les négociations ont longtemps achoppé sur cette question - et d'autre part parce que ce contrat a une dimension commerciale et financière. Il n'en reste pas moins un symbole d'une ère nouvelle: il marque un engagement supplémentaire de la France, c'est-à-dire d'un pays membre de l'OTAN, aux côtés de la Russie, il crée une situation qualitativement nouvelle et renforce d'autant plus la coopération entre les deux pays qu'une partie des bâtiments sera construit en France et une autre en Russie.

Question: Les fonds nécessaires à l'achat du Mistral ont longtemps fait l'objet de vifs débats en Russie. En août 2010, Moscou a même lancé un appel d'offres pour l'acquisition d'un porte-hélicoptères. Plusieurs pays y ont pris part: l'Espagne avec le Juan Carlos I, la Corée du Sud avec ROKS Dokdo et les Pays-Bas avec le Rotterdam LPD (Landing Platform Dock). Il est à noter que ces trois navires coûtent moins cher que le Mistral. Pourquoi les autorités russes ont-elles tout de même opté pour le BPC français?

Réponse: Ce contrat n'a pas qu'une dimension politico-stratégique, il a aussi une dimension commerciale et financière. Ce contrat est important pour la Russie et la modernisation de ses forces armées, il l'est aussi pour la France. Il est notamment le bienvenu pour le carnet de commandes des chantiers navals français et il ouvre la voie à d'autres contrats: à titre d'exemple, citons les négociations qui ont lieu pour l'acquisition par la Russie de véhicules blindés légers Panhard. C'est une question importante sur le plan économique: les autorités françaises ont pu se dire que si elles ne signaient pas ce contrat, qu'elles qu'en soient les raisons, politiques ou autres, d'autres Etats le signeraient: vous mentionnez à juste titre les négociations que la Russie avait avec d'autres pays. Etant donné l'importance du contrat, les autorités françaises ont donc négocié autant qu'elles le pouvaient. Si Moscou a préféré le projet français, c'est qu'il était meilleur et que les conditions de vente étaient plus intéressantes!

Question: Dès le début des négociations, la partie russe a insisté sur le transfert des technologies de navigation et des systèmes de guidage des missiles utilisés par le bâtiment français. On sait qu'après le conflit entre la Russie et la Géorgie, la France a refusé de livrer ces technologies. Cette question n'est toujours pas définitivement réglée. Cela signifie-t-il que la France cherche à empêcher la Russie de fabriquer seule ces équipements sophistiqués? Quelle incidence cette attitude de Paris pourrait-elle avoir sur les relations franco-russes?

Réponse:
Je l'ai déjà dit ci-dessus, la question des transferts de technologie est très sensible, d'une part parce qu'il s'agit de matériel militaire qui amélioreront les capacités offensives de la Russie et d'autre part parce que les transferts de technologie, dans ce domaine comme dans d'autres, donnent ou donneraient à la Russie la possibilité de développer ses propres matériels sans avoir à faire appel à nouveau à la France, voire de lui faire ensuite concurrence en les vendant à d'autres Etats. C'est une question à la fois stratégique et commerciale.

Question: Vu la situation qui prévaut en mer Noire et la décision éventuelle de Moscou d'envoyer un Mistral doté de technologies de pointe vers les Kouriles du sud, de nombreux pays (notamment le Japon et la Géorgie) pourraient se sentir menacés par la perspective de voir la Russie acquérir des systèmes de combat aussi performants que le Senit-9 et le SIC-21. Ne pensez-vous pas que cela puisse envenimer les relations de la France avec l'Otan et, du même coup, avec les Etats-Unis? Le président Sarkozy le fait-il intentionnellement?

Réponse: Cette vente peut être source de tensions entre la France, ses partenaires de l'Alliance atlantique et d'autres Etats comme les Etats baltes, l'Ukraine ou la Géorgie. Cela dépend en fait de l'utilisation que la Russie fera de ces matériels. L'objectif de N.Sarkozy n'est pas de créer intentionnellement des tensions. Il relève, je l'ai dit, de considérations à la fois politico-stratégiques et commerciales.

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