La vie après la Victoire

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Toute une série de conférences scientifiques, de rencontres publiques, et même de sommets se sont tenues en Europe centrale et de l’Est entre le 60ème et le 65ème anniversaire de la victoire remportée sur l’Allemagne nazie sous le mot d’ordre « Yalta, plus jamais ça!»

Toute une série de conférences scientifiques, de rencontres publiques, et même de sommets se sont tenues en Europe centrale et de l’Est entre le 60ème et le 65ème anniversaire de la victoire remportée sur l’Allemagne nazie sous le mot d’ordre « Yalta, plus jamais ça ! » Le sens de ces déclarations est clair : leurs participants considèrent comme injustes les résultats de la guerre annoncés par les chefs de la coalition antihitlérienne au cours de leur conférence de Yalta en hiver 1945. Certains d’entre eux, par exemple, le président moldave par intérim Mihai Ghimpu, se rangent même parmi les « lésés ».

Certes, le monde surgi sur les ruines de l’Europe en 1945-1949 n’avait pas grand-chose à voir avec la justice et la démocratie. Mais peut-on juger l’époque passée selon les notions actuelles ? Cela laisse le champ libre aux manipulations propagandistes de l’histoire. La démocratie et les droits de l’homme sont les priorités actuelles alors qu’en 1945 la priorité était de survivre. Après les guerres napoléoniennes, en 1815, les notions de « monarchie » et de « concert des nations » étaient à la mode et avaient le même retentissement qu’ont aujourd’hui celles de « démocratie » et de « droit international ».

En 1945, le principal tournant s’est produit non pas sur la carte politique, ni même dans les plans des états-majors de l’URSS et des États-Unis, mais dans l’esprit des gens, aussi bien des dirigeants politiques que des citoyens de l’Est et de l’Ouest. La guerre qui fut, des millénaires durant, le principal instrument de règlement des problèmes géopolitiques n’était plus admissible aux yeux de la majorité des Européens et des Américains. Le fait que la plus terrible guerre de l’histoire ait éclaté à la veille de l’invention de l’arme nucléaire avait été considéré comme un signe du ciel et un ultime avertissement.

En réfléchissant aux défauts du nouveau système de relations internationales proposé après la fin de la guerre, les participants aux conférences « anti-Yalta » oublient les conditions dans lesquelles ce système avait été créé. Le président américain Roosevelt qui se rendit à Yalta en hiver 1945 fut sidéré par « l’envergure des destructions perpétrées par les Allemands en Crimée » et partagea l’avis de Staline que « les Allemands étaient des sauvages à la mentalité sadique ». Le ministre américain des Finances, Henry Morgenthau, proposa alors de considérer le peuple allemand comme « un grand fou ». Les historiens adversaires de Yalta regrettent aujourd’hui l’incapacité des dirigeants américains et britanniques à conserver une Allemagne forte comme contrepoids historique à la Russie. Mais, à l’époque, devant les dizaines de millions de cadavres, les émotions étaient différentes.

Les vainqueurs voulaient s’assurer avant tout qu’une menace de guerre n’émanerait plus jamais du territoire de l’Allemagne. Ce désir a prédominé tous les autres durant plusieurs années. Les documents attestent que, même en signant avec la Finlande un Traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle en 1948, les dirigeants soviétiques songeaient avant tout à une nouvelle explosion éventuelle de l’expansionnisme allemand. La crainte d’une telle explosion était si grande que le pouvoir stalinien abandonna même son rêve caressé depuis longtemps de transformer la Finlande en république soviétique. Moscou n’empêcha pas la Finlande de rester un pays occidental en échange de la garantie de laisser entrer des troupes soviétiques sur son territoire et de mener des actions communes en cas d’agression en provenance de l’Ouest.

Après avoir éliminé la menace allemande, les Alliés cherchèrent la formule de la future « paix éternelle ». Les Américains, avec leur conscience juridique, voyaient la solution du problème dans la création d’une cour internationale, puissant arbitre indépendant visant à régler les litiges géopolitiques, et ce n’est pas par hasard que l’ONU commença à siéger en 1945 à San Francisco, sur le territoire américain. Les Russes, comme le souligne John Morris Roberts, auteur d’une Histoire universelle très à la mode aujourd’hui, voyaient l’issue dans la conservation de la coalition antihitlérienne, et ensuite, dans la création d’une alliance des pays d’Europe de l’Est sous leur contrôle.

C’est ainsi que l’ONU, l’Allemagne divisée, l’OTAN et le Pacte de Varsovie firent leur apparition. Les défauts et les injustices de toutes ces organisations et coalitions sont maintenant évidents. Mais, à l’époque, ce fut un immense pas en avant. En fin de compte, la combinaison des approches russe et américaine a assuré à l’Europe soixante années sans nouvelle guerre de grande envergure. L’ONU et d’autres organisations internationales furent un terrain de dialogue, alors que les blocs de l’Ouest et de l’Est garantissaient une destruction mutuelle en rendant une nouvelle guerre désavantageuse pour les deux parties. L’URSS et les États-Unis qui devinrent les principales puissances mondiales ne firent rien pour empêcher le démantèlement graduel du système colonial mondial car ils n’avaient pas de possessions d’outre-mer. Bref, le démantèlement des empires britannique, français et portugais se produisit avec des pertes humaines bien moindres qu’on n’aurait pu le penser avant 1945.

Bien entendu, Staline mentait en disant que son objectif était le développement démocratique pacifique des pays d’Europe. On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais on peut dire aussi que le chemin vers la paix parfois n’est pas tracé par les plus grands humanistes. L’historien américain William Kaylor souligne, dans son livre Le monde du XXème siècle, une certaine humanisation de la politique étrangère soviétique après 1945. L’application des accords de Yalta signifiait non seulement la création, en fait, de systèmes à parti unique en Pologne et en Tchécoslovaquie, mais aussi le refus de l’URSS de soutenir les prétentions des partis communistes français, italien et grec à assumer le pouvoir absolu dans leurs pays. « Le Kremlin a persuadé ces partis d’occuper une position subordonnée dans les coalitions non communistes, bien que l’idéologie de ces partis ne leur permettait pas jadis de participer aux administrations "bourgeoises" », fait remarquer William Kaylor.

Dans les cas où Staline refusa un compromis, comme en Finlande, les actions qu’il entreprit furent à l’origine de grands problèmes pour l’URSS, ensuite pour la Russie actuelle. Le célèbre diplomate américain George Kennan qui avait travaillé en 1945 à l’ambassade américaine à Moscou avait prédit, déjà à cette époque-là, que le rattachement des pays baltes et de l’Ukraine occidentale à l’ « empire » soviétique, au lieu de la renforcer, affaiblirait l’Union Soviétique. Dans son analyse envoyée de Moscou aussitôt après le 9 mai, Kennan écrivait que les régions qui jadis avaient donné les principaux combattants contre le régime tsariste se retrouvaient de nouveau au sein de l’URSS. « Que serait devenu le POSDR (le Parti ouvrier social-démocrate de Russie) sans les membres de l’Union des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, sans les socialistes polonais et les insurgés lettons, futurs franc-tireurs lettons ? » s’interrogeait Kennan dans sa note. Et il répondait lui-même : « Rien », car « sans ces alliés, il n’y aurait pas eu de révolution et, sans la révolution, ces régions n’auraient pas accédé à l’indépendance ». Selon Kennan, avant 1939, l’URSS était bien plus stable « dans ses frontières occidentales confortables du Tsar Alexis Mikhaïlovitch » (baptisé le Tsar très paisible) qu’avec sa nouvelle "communauté socialiste" très précaire.

L’histoire a confirmé la justesse de vues de Kennan. Elle confirmera probablement ses objections à l’égard de l’élargissement de l’OTAN, de la nouvelle division de l’Europe et des tentatives d’isoler la Russie. Notons au passage que c’est Kennan, adversaire du stalinisme et auteur de la théorie de la dissuasion de l’URSS, qui a divergé sur la question de l’élargissement de l’OTAN avec les dirigeants des anciens membres de la « communauté socialiste » qui maudissent aujourd’hui Yalta. Hélas, les mauvais généraux jouent toujours à la guerre une fois qu’elle est déjà finie.

Ce texte n’engage que la responsabilité de l’auteur.

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