Les nouveaux réseaux criminels en Amérique latine

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Marc Saint-Upéry - Sputnik Afrique
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Le monde de la délinquance organisée en Amérique latine est en pleine évolution. En même temps qu’il gagne du terrain dans l’économie et la société, ses rapports avec la sphère politique et les forces de l’ordre sont en train de se diversifier de façon imprévisible.

Le mot "mondialisation" tend déjà à passer pour un cliché un peu éventé, mais la nouvelle réalité interconnectée que ce terme décrit nous réserve encore bien des surprises. Que faire quand on est un journaliste français ayant le coeur à gauche, né en Afrique, habitant en Amérique du Sud, formé aux études slaves, éprouvant une fascination inquiète pour les puissances asiatiques émergentes et s’intéressant aussi bien à la philosophie politique classique qu’à la musique de films de  Bollywood? Lire, voyager, s'étonner. Et envoyer des dépêches intermittentes depuis les lignes de front de la modernité.

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Le monde de la délinquance organisée en Amérique latine est en pleine évolution. En même temps qu’il gagne du terrain dans l’économie et la société, ses rapports avec la sphère politique et les forces de l’ordre sont en train de se diversifier de façon imprévisible.

Si l’on en croit le politologue colombien Juan Carlos Garzón, les nouvelles formes d’organisation criminelle ressemblent plus à un réseau  social tel que Facebook qu’à ce qu’il décrit comme le « modèle du Parrain », à savoir une structure hiérarchisée caractérisée par des mécanismes de décision verticaux et un système de règles inflexible.

Le « modèle Facebook » ne méconnaît pas les hiérarchies, mais les siennes sont beaucoup plus souples et versatiles. Elles tendent à favoriser des plateformes provisoires et des formes de partenariat accessibles à toutes sortes d’usagers et d’associés. Divers acteurs peuvent intervenir avec une gamme d’objectifs extrêmement variés, ce qui rend ces réseaux beaucoup plus difficiles à identifier et à contrôler.

La récente rébellion policière matinée de tentative de coup d’État qu’a connu l’Équateur illustre fort bien la façon dont ce type de relation complexe entre corruption policière, réseaux criminels et organisations paramilitaires émergentes peut entrer en synergie avec des manoeuvres politiques obscures – en l’occurrence, contre un gouvernement qui promeut des réformes controversées susceptibles d’affecter toute une série de privilèges.

En apparence, les policiers insurgés ne faisaient que protester contre l’élimination de certaines bonifications salariales. À Quito, cependant, les autorités s’interrogent sur les cordes ultra-sensibles qu’elles ont pu toucher sans vraiment s’en rendre compte au moment de réorganiser les forces de l’ordre. De fait, c’est toute une série d’opportunités de collecter bakchichs et dessous de table qui menaçait par là d’être éliminée. La crainte de perdre ces avantages inavouables a sans doute contribué à alimenter la révolte et favorisé sa convergence avec des menées politiques conspiratrices qui sont loin d’être complètement élucidées.

Au lendemain de la rébellion avortée, un éditorialiste du quotidien El Telégrafo, proche du gouvernement, écrivait : « Espérons que ce ne soit pas là le début d’une espèce de “mexicanisation” de l’Équateur, avec la formation de groupes paramilitaires reproduisant la logique des Zetas ». Les Zetas sont une redoutable organisation criminelle fondée par des déserteurs des forces spéciales de l’armée mexicaine impliqués dans le trafic de drogue et d’autres activités illicites. Cette comparaison avec le Mexique est sans doute exagérée, mais elle n’est pas totalement déplacée. Ce type de réseaux émergents et d’objectifs hybrides peut devenir un facteur significatif dans la politique latino-américaine.

Paradoxalement, au cours des vingt dernières années, la majorité des pays de la région a connu des progrès substantiels en matière de “bonne gouvernance” et de participation civique. Il y a des exceptions, mais les tendances positives et la confiance en la démocratie sont patentes. L’essor parallèle de la criminalité peut-il menacer ces progrès ?

À propos du Mexique, la Secrétaire d’État américaine Hillary Clinton explique que, pour combattre les dégâts sociaux du narcotrafic, il faut bâtir des « communautés plus fortes et plus résistantes ». Mais, dans une société marchande, on ne voit guère quel agencement institutionnel serait capable de résister à un type d’économie qui engendre une armée de réserve de jeunes sans emploi prêts à tuer pour 200 dollars et une valeur ajoutée pouvant atteindre 15 000 % pour de la cocaïne produite dans la région andine à destination des marchés européens.

Début 2009, trois anciens présidents latino-américains – le colombien César Gaviria, le brésilien Fernando Henrique Cardoso et le mexicain Ernesto Zedillo – ont dénoncé l’échec lamentable de la « guerre contre la drogue ». Non seulement celle-ci n’a pas freiné la production et le trafic, mais elle a mis en danger la démocratie et sapé des institutions déjà fragiles. En 2005, la Bolivie a élu à la tête de l’État un ancien cultivateur de coca ayant souffert les conséquences de brutales campagnes d’éradication. Le président équatorien Rafael Correa, dont le père chômeur fut arrêté pour trafic de drogue aux États-Unis dans les années 1970, a déclaré il y a peu au New York Times que «la stratégie anti-drogue américaine était totalement erronée».

En privé, mais aussi parfois dans des forums publics très choisis, on commence à entendre des hauts fonctionnaires, des élus et même certains responsables policiers parler de légalisation sélective. La dépénalisation est un thème fort délicat ; des deux côtés du Rio Grande, il y a pléthore de démagogues et de fondamentalistes prêts à alimenter les paniques morales. Et il n’existe pas de solution facile et indolore. J’ai pu assister un jour à une répétition publique de l’école de samba de Mangueira, à Rio de Janeiro, à la veille du Carnaval. Dans les rues environnantes, l’ami brésilien qui m’accompagnait me montra du doigt les sicaires armés chargés de la sécurité de l’événement. « Je suis totalement favorable à une légalisation bien gérée, me dit-il, mais qu’est-ce qu’on fait avec ces types ? Ils sont des milliers, et ils ne vont pas se laisser dépouiller de leurs armes, de leur style de vie et de leurs profits si facilement. Dieu sait où ils iront recycler leurs talents… »

Une chose est sûre : le niveau de confiance sociale dans les organismes de maintien de l’ordre est au plus bas dans la plupart des pays latino-américains. Si les criminels arrivent à convaincre  un nombre croissant de citoyens honnêtes que leur influence et leurs armes sont la seule forme de protection qui leur soit accessible, l’avenir est noir.

*Marc Saint-Upéry est un journaliste français et analyste politique qui vit en Equateur depuis 1998. Il écrit sur la philosophie politique, les relations internationales et les questions de développement pour diverses publications françaises et latino-américaines, ainsi que dans les magazines internationaux Le Monde Diplomatique et Nueva Sociedad. Il est l'auteur de "Le Reve de Bolivar: le defi des gauches sud-americaines".

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