L’Europe s’invente un monde nouveau

© RIA Novosti . Andrei Stenin / Accéder à la base multimédiaKirghizstan
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Les révolutions arabes et l’élimination d’Oussama Ben Laden enthousiasment les Occidentaux.

Les révolutions arabes et l’élimination d’Oussama Ben Laden enthousiasment les Occidentaux. Par ailleurs, les médias occidentaux ont décelé un autre élément de l'arrivée d'un monde nouveau: la Commission internationale indépendante d’enquête sur les événements de juin 2010 au Kirghizstan vient de publier son rapport sur les affrontements interethnique dans ce pays qui ont fait au moins 400 morts parmi les Kirghizes et les Ouzbeks. Le groupe de gentlemen européens dirigé par le Finlandais Kimmo Kiljunen a sévèrement réprimandé le gouvernement kirghize pour le mauvais travail de la police locale et a exigé d’enquêter sur "l’aspect sexuel" (en anglais "the gender aspect") du massacre digne du Moyen-âge survenu dans la très ancienne ville d’Och.

Le terme anglais de "gender" signifie dans le langage des documents occidentaux à peu près la même chose que le mot sexe, mais avec une touche de politiquement correct. Le mot sexe (en anglais sex) est utilisé lorsqu’il est question des rapports sexuels, et le mot "gender" entre en jeu pour pouvoir parler de la protection des droits de la femme et aussi de la création d’un environnement privilégié pour elle. Aux confins de l’ancienne vallée de Fergana, où la femme est assimilée à du bétail depuis des millénaires, le Finlandais solitaire exige donc l'octroi de droits particuliers aux dames.

Cette exigence pourrait paraître romantique et belle, si elle était étayée par un financement approprié. Ou au moins par de véritables garanties juridiques et par l’aptitude de l’Union européenne à défendre ses valeurs dans un pays tellement éloigné de Bruxelles, la capitale de l’Union. Or, tous ces éléments sont absents. Seul est présent le ton moralisateur: "…le gouvernement kirghize devrait cesser immédiatement…", "…il est important que le gouvernement du Kirghizstan fasse des efforts pour…", "…le parquet et les tribunaux devraient insister sur…"

Je compulse page après page le rapport de l’excellente commission européenne, je me délecte des articles admiratifs dans Le Monde parlant de la démocratie en Egypte, de la glorieuse guerre révolutionnaire en Libye, des "vents du changement" en Syrie et au Yémen. Et je me pose la question de savoir dans quel monde vivent tous ces messieurs. Ont-ils vraiment oublié la phrase attribuée à Marie-Antoinette: "S'ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche!"

Toutefois, la réalité parvient de temps en temps à pointer le bout de son nez dans la presse européenne et même parfois dans les rapports des défenseurs européens des droits de l’Homme. Ainsi, le journal polonais Gazeta Wyborcza cite Ernst Uhrlau, directeur du service de renseignement allemand: "Les émeutes en Tunisie, en Egypte et en Libye ont été une véritable aubaine pour Al-Qaïda." Il s’avère que les fameuses révolutions arabes assorties de l’affaiblissement des Etats du Maghreb, ont offert à Al-Qaïda la possibilité d’ouvrir de nouveaux camps de formation en Afrique du Nord, au moment-même où ses anciennes base situées à la frontière afghanistano-pakistanaise avaient été éliminées. Toutefois, ces rares voix pessimistes sont inaudibles face au chœur européen qui jubile: Ce pauvre Ben Laden a perdu les sympathies de la jeunesse arabe. Les jeunes Arabes ont goûté à la démocratie, ils ne voudront donc plus jamais servir les terroristes… Or, Ismaël Haniyeh, homme politique palestinien du Hamas et chef du gouvernement de la bande de Gaza démocratiquement élu, a non seulement refusé de saluer l’élimination de Ben Laden, mais a condamné le meurtre du terroriste qui revient, selon lui, à avoir "fait couler le sang arabe et musulman". Cependant ce fait est, semble-t-il, passé inaperçu en Europe. Tout comme l’absence de félicitations de la part du nouveau gouvernement démocratique d’Egypte à l’occasion de l’élimination du terroriste. Ce gouvernement se refuse, d’ailleurs, à tout commentaire relatif à Ben Laden…

D’où vient donc toute cette euphorie qui a gagné l’Europe? Le fait est que les Européens aiment prendre leurs désirs pour des réalités et voir leur modèle fonctionner dans le contexte d’une civilisation complètement différente. Certes, le modèle européen a ses bons côtés, et nombreux sont ceux qui souhaiteraient le voir implanté aussi bien en Afrique du Nord qu’au Kirghizstan. Mais que faire si la "démocratie transplantée" est parfois rejetée par l’organisme local? Il existe une bonne vieille solution: instruire les autochtones, leur inculquer la lecture et contribuer ainsi à leur croissance culturelle. Les Kirghizes, ces nomades d’hier, se sont volontiers mis à dévorer les livres au XXe siècle en démontrant ainsi dès l’époque soviétique leur aptitude exceptionnelle à une telle croissance. Toutefois, pour l’Europe moderne, la lecture est un procédé trop lent, ennuyeux et inefficace. Il est beaucoup plus simple de dépêcher une commission quelconque qui du jour au lendemain dotera le Kirghizstan d'institutions politiques occidentales. Et expliquera par la même occasion aux Kirghizes habitant à Och qu’il ne faut pas chercher querelle à la minorité ouzbèke (qui constituait 15% de la population locale avant les pogroms de 2010).

Et la commission est en effet arrivée. La commission internationale indépendante conduite par le Finlandais Kimmo Kiljunen a passé plusieurs mois au Kirghizstan, et hier nous avons pu prendre connaissance de son rapport, fruit de tous ces mois de labeur. Le ton du rapport est accusateur, et pratiquement tous les griefs sont adressés au gouvernement kirghize et à la présidente Roza Otounbaïeva qui le dirige.

Les experts européens font totalement abstraction du fait que le précédent gouvernement kirghize avait été balayé deux mois seulement avant les événements en question suite à un soulèvement populaire, que la présidente Otounbaïeva n’avait aucune légitimité à l’époque et qu’elle ne savait tout simplement pas comment agir. La commission européenne n’y attache aucune importance. Elle part de l’idée qu’un gouvernement est responsable de tout ce qui se passe sur son territoire. D’autant plus que les autorités kirghizes, d'après les évaluations des membres de la commission Kiljunen, disposaient de quelque deux mille militaires à Och. Le fait que tous ces soldats aient été les témoins d’un coup d’Etat et ne s’étaient pas empressés d’exécuter les ordres du nouveau gouvernement, n’a pas été pris en considération par la commission internationale lors de la rédaction de son rapport.

Tous les verdicts altiers, qui ne tiennent pas compte des particularités des peuples et des régions, sont voués à l’oubli. Et à une riposte agressive à la première occasion. C’est ce qui s’est produit en l’occurrence: le gouvernement kirghize a réfuté les conclusions de l’enquête de la commission Kiljunen et a condamné de côté "biaisé" du rapport, qui ne reflète que les intérêts "d’une seule ethnie." Selon toute probabilité, ce rapport sombrera rapidement dans l'oubli. Et c’est dommage, car il contient des idées intéressantes. Mais il aurait fallu l’écrire en utilisant un autre langage, plus respectueux envers les autochtones et leurs coutumes.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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