Le verdict de la CEDH sur l’affaire Ioukos

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La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a qualifié d'inéquitable les procès de l’Affaire Ioukos, tout en refusant de considérer les actions des autorités fiscales russes contre la compagnie pétrolière comme politiquement motivées.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a qualifié d'inéquitable les procès de l’Affaire Ioukos, tout en refusant de considérer les actions des autorités fiscales russes contre la compagnie pétrolière comme politiquement motivées.

La Cour n’a pas réclamé à la Russie la compensation requise par les plaignants, en expliquant que les parties avaient le temps de s’entendre sur son montant.

Les experts qualifient une telle décision de compromis et estiment que même si les autorités russes ne sont pas enthousiastes, elles ne vont probablement pas la contester pour ne pas entrer en conflit avec le Conseil de l’Europe.

Les représentants de la compagnie pétrolière Ioukos ont demandé à la Cour de Strasbourg en 2004 de qualifier les actions des autorités russes d’illégitimes en déclarant que les actionnaires de la société avaient été illégalement spoliés de leurs biens. Il est indiqué dans la requête que la Russie a violé plusieurs articles de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales relatifs au droit à un procès équitable et à la protection de la propriété.

En 2006, en raison des réclamations fiscales de plusieurs milliards, la compagnie Ioukos a été mise en faillite, et ses actifs ont été ensuite vendus aux enchères. La société d’Etat Rosneft est devenue le nouveau propriétaire des gisements les plus attractifs. Contestant la légitimité des réclamations fiscales pour 2000-2003, Ioukos a exigé un dédommagement de plus de 98 milliards de dollars de pertes.

Les avocats interrogés par l'Agence russe d'information juridico-légale (RAPSI) à la veille de l’annonce du verdict prédisaient que la CEDH ne condamnerait pas la Russie à payer une telle somme, car la mission de la Cour consiste à contrôler l’application de la Convention pour les droits de l’homme, et non pas à infliger des amendes astronomiques aux gouvernements. Avant l’annonce du verdict de la Cour de Strasbourg sur l’affaire Ioukos, les analystes supposaient que la réaction de la Russie dépendrait du montant de l’indemnité, si cette dernière était fixée.

Un verdict de compromis

La décision de la CEDH a enthousiasmé aussi bien les représentants du gouvernement russe que des militants des droits de l’homme. Le représentant plénipotentiaire du gouvernement russe auprès des instances judiciaires suprêmes de Russie, Mikhaïl Barchtchevski, a considéré le fait que la Cour n’ait pas vu de dessous politiques dans l’affaire Ioukos comme une "immense victoire" des représentants russes au tribunal.

Très probablement, la réaction positive des représentants des autorités russes à la décision de la Cour de Strasbourg est également due au fait que la CEDH n’a pas décidé de condamner la Russie à verser la compensation requise par les actionnaires de Ioukos. "Si la violation de la Convention par le gouvernement russe est reconnue sans que cela ait une conséquence financière importante (les conséquences morales n’inquiètent plus personne), le verdict n’aura aucun impact particulier", a déclaré à RIA Novosti à la veille de l’annonce du verdict sur l’affaire Ioukos Alexeï Makarkine, vice-président du Centre des technologies politiques.

Par ailleurs, le verdict de la Cour de Strasbourg n'a pas non mécontenté les militants des droits de l’homme. La CEDH a fait le bon choix en prenant la décision sur ce litige entre les acteurs économiques sans prendre en compte l’aspect politique, a déclaré à RIA Novosti Elena Panfilova, membre du Conseil des droits de l’homme auprès du président de la Fédération de Russie.

"La CEDH s’est retrouvée dans une situation très complexe, car depuis la réception de la plainte le conflit s’est transformé de litige économique en litige purement politique, a expliqué la militante des droits de l’homme. En 2001, cette affaire ne semblait pas être politique. Elle l’est devenue après le premier et le deuxième procès [de l’Affaire Ioukos]. Le CEDH a pris la bonne décision."

Ludmila Alexeïeva, présidente du Groupe d’Helsinki de Moscou, a déclaré qu’elle n’avait pas douté que la Cour déclarerait inéquitable le procès de l'Affaire Ioukos en Russie, mais l'a qualifié de politique.

Des relations complexes

Depuis la ratification par la Russie en 1998 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, elle est rapidement devenue le premier pays pour le nombre de requêtes de particuliers déposées auprès de la Cour de Strasbourg. Qui plus est, le gouvernement russe perd la majorité des affaires examinées. Bien sûr, une telle situation ne peut pas convenir aux autorités russes, qui insinuaient souvent que les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme étaient politisées.

Ainsi, l’année dernière le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a déclaré que la "politisation [devait] être exclue de l’activité de la Cour de Strasbourg."Malheureusement, des tentatives pour influencer de l’extérieur la Cour et ses décisions sont entreprises, non pas par le gouvernement russe, mais par certains pays européens", a souligné le ministre à l’époque.

Cependant, la décision actuelle de la CEDH sur l’Affaire Ioukos et le verdict prononcé antérieurement sur l’affaire Khodorkovski, où la Cour n’avait décelé aucune motivation politique, indiquent le contraire, font remarquer les analystes.

La Cour européenne adopte l'approche la plus formelle possible de ses dossiers, et c’est la raison pour laquelle elle n’a pas retenu le caractère politique de l’affaire Khodorkovski, tandis que l’opinion publique, y compris en Europe, tendait précisément vers cette version, a expliqué le politologue Stanislav Belkovski à RIA Novosti. Si la Cour était politisée, elle aurait certainement suivi l’opinion publique et aurait pris une décision très sévère sur l’affaire Khodorkovski. La CEDH a plusieurs critères: elle très formelle, très formalisée, et elle ne s’en écarte pas".

Les relations entre les autorités russes et la CEDH se sont établies difficilement, fait remarquer Alexeï Makarkine du Centre des technologies politiques: "Lorsque dans les années 1990 la Russie adhérait au Conseil de l’Europe et devait ratifier tous les documents nécessaires, l'attitude était quelque peu romantique. Moscou pensait qu’après l’adhésion la Russie serait reçue les bras ouverts."

Cependant, le flair romantique s’est rapidement dissipé lorsque la Cour de Strasbourg a commencé à prendre des décisions contraires aux intérêts des autorités russes.

La coopération avec les institutions européennes se poursuivra

Une nouvelle détérioration des relations est survenue en 2010, lorsque la CEDH a jugé illégal le refus de la Cour constitutionnelle de la Russie d’accorder au militaire Konstantin Markine le congé de paternité. En juin 2011, le président par intérim du Conseil de la Fédération (chambre haute du parlement russe), Alexandre Torchine, a soumis au parlement un projet de loi permettant à la Cour constitutionnelle de Russie de bloquer la mise en œuvre des décisions de la Cour de Strasbourg.

La soumission de ce projet de loi à la chambre basse du parlement russe à quelques mois du verdict sur l’Affaire Ioukos n’est pas une coïncidence, estiment les experts. C’était un avertissement à la Cour européenne pour qu'elle ne prenne pas de décisions qui ne conviendraient pas à la Russie, a déclaré Alexeï Makarkine à RIA Novosti.

Le politologue Stanislav Belkovski estime que le projet de loi de M. Torchine était une "provocation délibérée." Selon lui, le projet de loi a été soumis seulement pour être bloqué par la suite. "On crée une sorte de menace virtuelle, puis cette menace est neutralisée, ce qui crée une base pour améliorer les relations qui ont été perturbées durant une étape précédente", explique l’expert.

Les deux politologues font remarquer que si la Russie avait adopté un tel projet de loi, elle aurait été immédiatement exclue du Conseil de l’Europe, car la Cour constitutionnelle russe commencerait à défendre les intérêts du gouvernement russe, ce qui va à l’encontre du principe de la CEDH. Les autorités russes ne peuvent pas permettre une telle évolution de la situation, car la sortie du Conseil de l’Europe conduirait à l’isolement international de la Russie. "Si la Russie quittait le Conseil de l’Europe, elle resterait sur son continent au niveau de la Biélorussie en termes des normes humanitaires, autrement dit elle serait isolée", avertit Alexeï Makarkine.

"Quelles que soit les relations actuelles entre la Russie et la Cour européenne, la Russie ne cessera pas de coopérer avec la Cour européenne et ne rappellera pas ses représentants de l’organisme judicaire, car la coopération avec les institutions européennes est une politique stratégique du gouvernement russe et de l’élite dirigeante dans l’ensemble", ajoute Stanislav Belkovski.

La confrontation entre la Russie et la Cour européenne des droits de l’homme pourrait être très envenimée au niveau rhétorique, mais elle n’entraînera aucune conséquence réelle au niveau politique, estiment les deux analystes.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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