Le duel Berezovski-Abramovitch: la Russie part perdante

© Sputnik . Vladimir Vjatkin Roman Abramovitch
 Roman Abramovitch - Sputnik Afrique
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Le litige entre Boris Berezovski et Roman Abramovitch, que la presse a baptisé le procès du siècle, rappelle plutôt l’émission satirique Celebrity Deathmatch, où des stars et des hommes politiques en pâte à modeler s’affrontent sur un ring en utilisant des méthodes de catch caricaturales et en proférant des obscénités.

Le litige entre Boris Berezovski et Roman Abramovitch, que la presse a baptisé le procès du siècle, rappelle plutôt l’émission satirique Celebrity Deathmatch, où des stars et des hommes politiques en pâte à modeler s’affrontent sur un ring en utilisant des méthodes de catch caricaturales et en proférant des obscénités. Or, si dans l’émission il y a forcément un vainqueur même après s’être fait arracher et remettre la tête à sa place à plusieurs reprises, dans le procès des oligarques il ne peut pas y avoir de gagnant, soulignent les experts.

Ainsi, à gauche sur le ring on retrouve Boris Berezovski, 65 ans, homme politique influent dans le passé, fondateur de la société LogoVaz de triste mémoire (distributeur exclusif d'AutoVAZ, premier constructeur d'automobiles national russe), et actuellement oligarque disgracié, dont la fortune est estimée à 900 millions de dollars. Son adversaire, Roman Abramovitch, âgé de 45 ans, propriétaire du club Chelsea, ancien gouverneur de Tchoukotka et actuellement président de l’assemblée législative de Tchoukotka (région située à l'extrémité nord-est de Russie). Sa fortune est estimée à environ 14 milliards de dollars.

Ce procès, qui est le plus cher de l’histoire de la justice britannique, a été initié par Berezovski. Ce dernier affirme que Roman Abramovitch l’a forcé à vendre 43% des parts de la compagnie pétrolière Sibneft, ainsi que ses parts de la société RusAl, géant de l’aluminium russe, pour un prix largement inférieur à leur véritable valeur marchande. Berezovski a estimé ses pertes à pratiquement 5,5 milliards de dollars, qu’il souhaite récupérer sur son ancien partenaire.

A première vue, rien de spécial: deux hommes d’affaires contestent une transaction et l’un veut soutirer à l’autre une forte somme d’argent. Mais sachant que ce procès est largement couvert par les médias russes et britanniques, et que les articles consacrés à ce litige sont à chaque fois dans la rubrique "les articles les plus lus", il est clair ces deux individus ne sont pas de simples hommes d’affaires très riches pour le large public.

Premièrement, ce sont des individus qui incarnent le milieu d’affaires russe, plus précisément ils sont un symbole de la fusion entre le business et le pouvoir. Deuxièmement, ils n’ont pas seulement livré à la cour leurs problèmes d’affaires mais également des détails désagréables de la vie politique et économique en Russie à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Et ces détails sont confirmés par des témoins qu’il est difficile de ne pas croire, notamment l’ancien chef de l’administration présidentielle de Boris Eltsine, Alexandre Volochine.

On peut dire avec certitude que grâce à leurs qualités personnelles et à différents concours de circonstances, Berezovski et Abramovitch ont joué un rôle très important dans l’histoire de la Russie. Pas seulement dans le développement du modèle de business russe, mais également dans la vie politique du pays, estiment les experts.

La couverture politique

En témoignant au tribunal de Londres, Roman Abramovitch a déclaré que Boris Berezovski avait été pour lui une couverture politique. Le propriétaire de Chelsea aurait précisément payé Berezovski pour cette "protection."

"Après la présidentielle de 1996, Berezovski s'est transformé en une figure politique importante. Il est devenu une corporation politique, un patron politique des grandes entreprises pour qui travaillaient tous les entrepreneurs", a déclaré Abramovitch au tribunal, en ajoutant que Berezovski était un "brise-lame qui réglait toutes les questions."

Dans la seconde moitié des années 1990, Boris Berezovski dominait effectivement dans le milieu d’affaires et politique du pays, fait remarquer le politologue Andreï Piontkovski. "Les décisions politiques et les directives du président Boris Eltsine sur la création des sociétés étaient dictées au Kremlin par Berezovski", déclare-t-il.

Au tribunal, Abramovitch a reconnu qu’il était impossible de réaliser des affaires honnêtement en Russie. "Lorsque je me suis lancé dans les affaires, lorsque les premières entreprises privées sont apparues et lorsque j’ai commencé à gagner beaucoup d’argent, à l’époque je voulais bien sûr montrer à tout le monde que la vie avait changé, qu'une nouvelle vie avait commencé, que nous gagnions cet argent – et on voulait payer les impôts et vivre honnêtement", a déclaré Abramovitch.

Cependant, selon l’oligarque, il a compris que l’honnêteté pouvait coûter cher. Il a raconté le sort d’un certain entrepreneur qui avait gagné 3 millions de roubles au début des années 1990. Selon Abramovitch, alors qu'il acquittait ses impôts, il faisait l’objet d’intimidations, beaucoup souhaitaient le mettre derrière les barreaux. Finalement, il a dû quitter le pays.

Cette histoire, comme l’a reconnu l’oligarque, l’a dégrisé et ramené sur Terre. "J’avais envie de tout déclarer et tout montrer, mais ensuite j’ai pensé que cela ne mènerait à rien de bon et créerait seulement des problèmes", a déclaré Abramovitch.

De cette manière, deux principes fondamentaux pour faire des affaires en Russie ont été révélés au tribunal de Londres: bénéficier d’une couverture politique et ne pas se faire remarquer (c’est-à-dire ne pas déclarer ses revenus).

Mais la couverture était une chose cruciale, tout dépendait d’elle. "Tous les entrepreneurs parvenaient à gagner beaucoup d’argent grâce aux membres de la nomenklatura. Il n’y avait aucun self-made-man, un Gates ou un Jobs. Et il n’y en a toujours pas", a déclaré Andreï Piontkovski à RIA Novosti.

Selon les témoignages d’Alexandre Volochine, chef de l’administration présidentielle russe en 2000, la couverture ne permettait pas seulement de s’enrichir. Les protecteurs pouvaient également à tout moment exiger de tout restituer.

Le pouvoir et l’argent

Lorsque Berezovski a été disgracié, Abramovitch a hérité de son rôle de "brise-lame", en comprenant que le pouvoir et l’argent étaient des notions indissociables, déclare Andreï Piontkovski. L’expert fait remarquer que les deux oligarques ont joué un rôle important dans le développement du milieu d’affaires en Russie en mettant en œuvre l’idée de la fusion du business et du pouvoir.

Et en ce qui concerne le paiement des impôts, où même la ressource politique était impuissante, les hommes d’affaires entreprenants ont utilisé le schéma classique de blanchiment de l’argent. Roman Abramovitch l’a reconnu au tribunal en parlant du rachat à Boris Berezovski et à son défunt partenaire Badri Patarkatsichvili des parts de la chaîne TV ORT. Selon Abramovitch, il a payé 150 millions de dollars pour ces actions et encore 14 millions pour le blanchiment de cet argent.

"Initialement, cette transaction était très simple: tout l’argent devait être payé en Russie, et Badri Patarkatsichvili a dit qu’ils verserait une taxe de 13%, mais lorsqu’ils ont été confrontés aux difficultés, aux problèmes avec les autorités, il a décidé de placer cet argent à l’étranger", a déclaré Abramovitch.

En fait, Abramovitch n’a rien dit de nouveau. Il a seulement reconnu publiquement le fait que le milieu d’affaires élitaire en Russie vivait selon ses propres lois qui vont souvent à l’encontre de la législation officielle. Autrement dit, il a raconté ce dont tout le monde se doutait depuis longtemps. Abramovitch, qui a toujours évité la publicité, ne se serait certainement pas livré à ces confidences si le procès n’avait pas eu lieu.

"Abramovitch racontait tout innocemment. A mon avis, il n’avait même pas conscience à quel point tout ce qu’il disait le discréditait au sens moral et humain. Autrement dit, il dévoilait tous les dessous du milieu d’affaires russe", déclare Andreï Piontkovski.

 

Une querelle publique sous les regards du monde entier

Les révélations des oligarques ne leur rendront pas un bon service, pas plus qu'à la Russie, estiment les experts. Selon eux, tout ce qui a été dit par Berezovski et Abramovitch au tribunal à Londres pourrait porter préjudice à l’image de la Russie et inciter les investisseurs potentiels à réfléchir à deux fois avant de placer de l’argent dans l’économie russe.

"Berezovski et Abramovitch ont commis une grande erreur en organisant une querelle publique devant le monde entier. Généralement, les milliardaires ne se brouillent pas entre eux. Ils ont tous les deux montré la plus mauvaise image d'eux-mêmes, personne ne peut gagner dans ce procès, on ne peut qu'être perdant. C’est aussi bien une perte pour eux que pour la réputation de la Russie. Car ils lavent leur linge sale sous les regards du monde entier", a déclaré à RIA Novosti le journaliste et historien russe Nikolaï Svanidze.

Le litige entre Abramovitch et Berezovski ne concerne par seulement les relations mutuelles entre les deux hommes d’affaires, mais il offre également une image défavorable du business et de la politique en Russie, reconnaît Evgueni Mintchenko, directeur de l’Institut international d’expertise politique.

"Aucune transparence, des transactions réalisées selon les lois du milieu, des couvertures – tout cela fait tache. Et l’effet provoqué se fera ressentir pendant encore longtemps. Une autre chose est également importante. Ce procès pourrait devenir un modèle, c’est-à-dire qu'en fonction du résultat je pense qu’il y aura des volontaires pour s’adresser au tribunal. Le nombre de ceux qui souhaitent investir dans l’économie russe se réduira. Evidemment, cela affecte tous les entrepreneurs russes qui sont en contact avec l’Occident", a-t-il déclaré dans une interview à BFM.ru.

Berezovski et Abramovitch, même combat!

Plusieurs livres, aussi bien des auteurs russes qu’étrangers, ont été consacrés au rôle de Berezovski et d’Abramovitch dans le business et la politique en Russie. Parmi les plus connus, on trouve Les oligarques de la grande route d’Alexandre Khinchtein, Le parrain du Kremlin, Boris Berezovski et le pillage de la Russie de Paul Khlebnikov et Abramovitch, le milliardaire de nulle part de Dominic Midgley et Chris Hutchins.

Dans tous les livres Berezovski est présenté comme une sorte de mystificateur, d’un aventurier chanceux et même d’un mauvais génie du business russe. Les auteurs n’oublient pas la passion de Berezovski pour son auto-publicité, sa volonté de souligner son poids politique. Abramovitch est présenté comme l'antithèse de Berezovski, comme un homme fermé, taciturne et vivant selon le principe en vertu duquel l’argent n’aime pas le bruit.

Leurs seuls points en commun sont l’aventurisme, la passion pour l’argent et la volonté de s’enrichir. Ces traits de caractère associés à l’obstination et la capacité d’utiliser leurs bonnes relations leur ont non seulement permis de faire fortune, mais également de figurer parmi les hommes riches suscitant le plus de discussions dans le monde.

L’attention des écrivains, des journalistes et de la société accordée à Berezovski et à Abramovitch s’explique également par le fait que les deux hommes sont des personnages truculents avec un type psychologique très prononcé. Berezovski est un extraverti typique, fait remarquer le psychologue Mark Sandomirski.

"Les idées de l’homme défilent rapidement, il ressent sa supériorité par rapport aux autres et estime que son point de vue est le seul correct. Pour cette raison il pourrait souvent penser qu’il peut faire ce qui est interdit aux autres", a expliqué Mark Sandomirski à RIA Novosti.

En ce qui concerne Abramovitch, c’est un intraverti classique. "Son attention est dirigée vers l’intérieur, il réfléchit mûrement ses décisions", fait remarquer le psychologue. Selon lui, le conflit entre les deux oligarques est tout à fait explicable au vu de leurs particularités psychologiques.

"Il est clair que les opinions, les avis et les décisions de l’un et de l’autre doivent être objectivement différents, sans parler des circonstances concrètes. Et par conséquent, le fait que leur conflit se règle au tribunal est probablement logique", résume Mark Sandomirski.

Quoi qu’il en soit, pour le grand public les noms de Berezovski et d’Abramovitch seront toujours indissociables, comme ils seront associés aux yachts, aux procédures de divorce retentissantes et aux événements politiques en Russie à la fin des années 1990 et au début des années 2000.

Et ils entreront dans l’histoire en tant qu'individus qui ont non seulement mis en œuvre l’idée de la fusion du business et du pouvoir, mais également comme hommes qui ne se sont pas gênés pour le dire ouvertement au monde entier.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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