Scientifiques-espions, criminels d'Etat et victimes de l'Etat

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Les scientifiques militaires russes se sont retrouvés à plusieurs reprises sous les feux de la presse cette semaine. Plusieurs affaires de scientifiques accusés d'espionnage ont connu une suite.

Les scientifiques militaires russes se sont retrouvés à plusieurs reprises sous les feux de la presse cette semaine. Plusieurs affaires de scientifiques accusés d'espionnage ont connu une suite.

Mercredi, un tribunal de Saint-Pétersbourg a condamné à de longues peines de prison deux professeurs de l'université technique d'Etat de la Baltique, Evgueni Afanassiev et Sviatoslav Bobychev, pour avoir transmis aux renseignements militaires chinois des informations sur le fameux missile R-30 Boulava.

La veille l'ex-directeur de la société Tsniimach-export Igor Rechetine, également accusé d'avoir fourni à la Chine des informations sur les technologies de missile avait été libéré avant terme.

Et entre ces deux affaires, le physicien Valentin Danilov, arrêté en 2001 et qui purge aujourd'hui une peine de 13 ans, a fait appel. Danilov a été inculpé pour avoir transmis aux renseignements chinois des technologies de défense des appareils spatiaux.

Des espions derrière un bureau

Le nombre d'affaires de "scientifiques-espions" en Russie ne faiblit pas depuis les années 90.
On considère que leur hausse a coïncidé avec l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine et le renforcement général de "l'ordre national".

Cependant, à l'époque du premier président russe, Boris Eltsine, des scientifiques ont été appréhendés à de nombreuses reprises pour avoir traité avec les renseignements étrangers. Voire pour divulgation d'informations top secret, comme dans le cas de Vil Mirzaïanov, qui en 1992 a rendu publiques les données sur le programme soviétique d'une nouvelle arme chimique.

En effet, un grand nombre d'agents du renseignement scientifique illégal et légal travaillent en Russie. Depuis 1991, certaines informations se vendaient pour des sommes dérisoires – 2.000 dollars pour une armoire d'informations qui a avait demandé plusieurs années d'études à un centre de recherche et requis des investissements budgétaires colossaux. L'Union soviétique s'était transformée en mine de technologies intéressantes qui attendaient les chercheurs courageux et les pilleurs invétérés.

Pratiquement tout le monde a participé à la course aux secrets soviétiques, mais il y avait surtout des représentants des renseignements occidentaux et asiatiques (avant tout sud-coréens).

Par la suite les Chinois ont également décidé d'y participer, en devenant depuis pratiquement les leaders de l'exportation clandestine du territoire de la Russie des échantillons secrets de marchandises ou de documents confidentiels.

En parallèle, Pékin a lancé un autre programme: il a commencé faire travailler certains centres russes de recherche militaire. Les commandes de cette époque ont permis à beaucoup d'entre eux de conserver un certain personnel et de "rester en forme", mais ils se trouvaient nettement dans la "zone d'ombre" de la coopération bilatérale, car il était question de l'exploitation directe de spécialistes militaires par un Etat étranger dans ses propres intérêts.

Certaines histoires paraissaient très controversées. Par exemple, l'issue du récent échec retentissant d'un groupe d'espions russes aux Etats-Unis. N'ayant pas réussi à remplir leur mission sur le territoire de "l'ennemi éventuel", ils ont été échangés contre, entre autre, Igor Soutiaguine, ancien membre de l'Institut des Etats-Unis et du Canada, qui s'est fait prendre en flagrant délit de transmission d'informations secrètes sur les forces armées russes à des renseignements étrangers.

Pendant dix ans, la défense de Soutiaguine a reposé sur le fait qu'il transmettait des informations à une société occidentale privée douteuse, qui servait de couverture aux renseignements américains, des extraits analytiques émanant de sources ouvertes, ce qui ne peut en aucun cas être qualifié de divulgation de secrets d'Etat. En omettant la question de savoir si un expert de ce niveau doit faire plus attention dans le partenariat avec des clients étrangers suspects, il convient de noter que la nature douteuse des dossiers de l'affaire ne contredisait pas la version de Soutiaguine.

On voulait peut-être simplement faire éviter la prison russe à Soutiaguine en l'échangeant contre les espions russes. Mais il s'avère finalement que les renseignements américains ont confirmé que c'est bien leur homme, et que tout ce qu'il a fait, il l'a fait pour eux. Que ce soit le cas ou non, cette histoire laisse un très mauvais arrière-goût.

Un mélange explosif

Admettons que lorsqu'il était question des années 90, quand les centres de recherche arrivaient dans le meilleur des cas à survivre grâce à la location des locaux généreusement construits par le gouvernement soviétique, la coopération étroite de l'époque avec le renseignement étranger se passe d'explications.

Tout scientifique, avec un minimum de volonté et d'initiative monnayait activement son savoir-faire et ses talents. Les spécialistes militaires ne faisaient pas exception, et on peut difficilement leur en faire le reproche. L'Etat s'était libéré de ses engagements envers ces derniers, et il fallait bien s'attendre à ce genre de réactions de la part des scientifiques et des ingénieurs soviétiques.

Mais qu'est-ce qui se passe aujourd'hui? Par exemple, Boulava est un projet relativement récent… Apparemment, il y a plusieurs explications, et toutes seront plus ou moins justes en fonction du contexte.

C'est l'avarice du client, qui ignore à quoi il a affaire et avec quel feu il joue en traitant ainsi les scientifiques. C'est la politique rationnelle et cynique visant à faire de petites économies: prenez ce qu'on vous donne ou vous n'aurez rien du tout. C'est le trauma psychologique du manque d'argent des prestataires, qui tremblent à l'idée de devoir une nouvelle fois travailler à la sueur de leur front en l'absence de commande d'Etat.

Dans l'ensemble, cela forme un mélange explosif parfait qui ne demande qu'une allumette – c'est-à-dire, une enveloppe avec l'argent sale de la CIA. Ce n'est pas étonnant que les scandales continuent à éclater les uns derrières les autres.

En fait, en regardant les salaires moyens des ingénieurs même dans un secteur qui ne souffre pas vraiment du manque d'argent, tel que l'aviation tactique, on est rongé par le doute. Il semble qu'à défaut d'être un haut responsable il soit impossible de gagner correctement sa vie.

Qui a besoin de quoi?

Evidemment, il serait bien plus honnête de quitter la Russie et de travailler pour les nouveaux clients, au lieu de jouer sur deux fronts, qui plus est dans une zone dangereuse, proche du secret d'Etat nucléaire. Beaucoup de spécialistes soviétiques ont profité de cette opportunité dans les années 90 et ont contribué à l'accélération du développement des technologies en Occident et en Israël.

Toutefois, il serait aussi déplacé d'adopter une position moralisatrice et de condamner le comportement économique parfaitement rationnel des acteurs du marché, même si cela ne paraît pas patriotique.

En fait, on pourrait encore ne pas comprendre les motivations des scientifiques soviétiques chéris et dorlotés par le gouvernement, employés à un travail prometteur, parfois bénéficiant de privilèges à titre prioritaire, entrés en contact avec les renseignements étrangers.

Mais il est bien difficile de gérer les motivations des spécialistes abandonnés à leur propre sort après 1991, qui constatent le fossé croissant entre le niveau de vie des hauts fonctionnaires et le grand business d'une part, et les citoyens ordinaires de l'autre. Année après année, il devient de plus en plus difficile d'exiger d'être patriote dans ces conditions.

Bien sûr, un spécialiste confirmé trouvera toujours un moyen de gagner sa vie, non pas en vendant des secrets, mais en faisant marcher ses méninges (toutefois, comme le montre l'expérience de nombreuses affaires des scientifiques-espions, c'est parfois répréhensible également). Mais le fond moral général dans le milieu scientifique ne s'améliore pas du tout, et toutes ces affaires d'espionnage en sont la preuve.

On peut comprendre le gouvernement qui cherche à protéger son savoir-faire militaire contre les puissances développées. Dans ce sens, le durcissement du régime de travail sur les projets scientifiques conjoints avec des étrangers paraît justifié. Beaucoup de chercheurs font remarquer qu'il est devenu plus difficile de travailler avec les clients étrangers que dans les années 90, même s'il est question de choses complètement inoffensives.

Cependant le renforcement de la pression sur les scientifiques impliqués dans ce type de projets empêchera peut-être plus d'une fuite de secrets d'Etat, mais cela conduira également à l'enfermement de la communauté scientifique sur elle-même et, par conséquent, au maintien du retard général de la science russe sur les plus grandes écoles américaines, européennes et japonaises (et chinoises depuis quelques temps).

Le nombre d'émigrants augmentera inévitablement, sachant qu'ils sont déjà nombreux dans le contexte de la politique novatrice de l'Etat, qui n'a pas encore entraîné de croissance considérable de "l'économie du savoir", à la création d'emplois dans le domaine de la recherche et à d'innombrables découvertes.

L'économie globale cherche s'accaparer de tous les cerveaux entraînés et les placer dans le contexte de leur propre établissement d'objectifs. Et ici, les désirs de la "marchandise" et du "marchand" coïncident parfois.

Toutefois, la main sur le cœur, il faut reconnaître que ce n'est pas la science mondiale qui doit se mettre derrière la science russe (à l'exception de certains secteurs importants mais très étroits). Au contraire, le secteur russe recherche et développement (R&D) est vraiment intéressé par l'intensification des contacts transfrontaliers.

C'est la condition minimale pour maintenir en forme le personnel et les écoles, ainsi que la pertinence des travaux. Et comme le montre la pratique de la "grande" science soviétique fondamentale et appliquée des années 20-30, cette condition coïncide avec la tâche de l'amélioration de la capacité défensive et de la formation du système de recherches avancées.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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