Lavrenti Beria, l’assassin réformateur

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L'un des plus terribles assassins de l'histoire russe supervisait aussi un "gouvernement parallèle" qui s’occupait de l'arme nucléaire et de haute technologie avec une efficacité sans pareille. Responsable d'un appareil punitif d'une ampleur sans précédent, il est aussi le réformateur audacieux du système stalinien qui a laissé des centaines de milliers de personnes sortir du Goulag… Pourrait-il s'agir d'une même et unique personne ?

L'un des plus terribles assassins de l'histoire russe supervisait aussi un "gouvernement parallèle" qui s’occupait de l'arme nucléaire et de haute technologie avec une efficacité sans pareille. Responsable d'un appareil punitif d'une ampleur sans précédent, il est aussi le réformateur audacieux du système stalinien qui a laissé des centaines de milliers de personnes sortir du Goulag… Pourrait-il s'agir d'une même et unique personne ?

"Il" c’est Lavrenti Beria, arrêté il y a 60 ans, le 26 juin 1953. Et à en croire l'une des nombreuses légendes qui circulent sur lui, il aurait été fusillé le même jour, sans attendre le procès de décembre le condamnant à la peine capitale - qui aurait été une simple mise en scène "pour la forme".

Entre le génie et le mal

Ce ne sont pas tant les historiens que les idéologues russes qui continuent à débattre sur Beria. La plus typique de ses biographies est écrite par le fils de Vladimir Antonov-Ovseenko fusillé en 1938 : un vrai recueil du pire sur Beria. Aussi bien pour l'auteur que pour les nombreux réformateurs "déstalinisateurs", il est complètement impossible de reconnaître que cet homme, symbole des répressions staliniennes, a aussi engendré la bombe nucléaire, l’Akademgorodok de Novossibirsk et le voyage de Gagarine dans l'espace… Et il a connu le succès en un temps record. Non. Pour toutes ces personnes, Beria représente le mal ou rien.

D’autres, loyaux envers l'Etat à l'époque, écrivent tout le contraire. Ils décrivent en détail les avancées civiles et militaires du gouvernement parallèle, le Comité spécial créé par Beria en 1945, qui ont suffi pour maintenir la parité stratégique avec les Etats-Unis jusqu'aux années 1990. Ils expliquent également que les ingénieurs de Beria proposaient toujours une riposte bon marché et astucieuse face à l'Amérique – par exemple en opposant à une escadrille de bombardiers des missiles qui volaient plus vite et ne pouvaient pas être interceptés.

Sans oublier une merveilleuse légende racontant comment les forces du mal ont empêché Beria de faire une percée géopolitique en 1953 : en se liant d'amitié avec l'Allemagne d'après-guerre en et en la tournant "contre" les Anglo-Saxons. Bien sûr, les adeptes de cette vision de Beria n'aiment pas reconnaître que ce grand stratège était à la fois un bourreau. Beria représente le bien ou rien.

Au final on ne comprend pas pourquoi les Russes croient tellement que le génie et le mal sont incompatibles. Un assassin ne peut-il pas être un stratège habile ? Qu'en est-il des figures de l'époque de la Renaissance comme la famille Borgia, par exemple ?

On peut retracer la naissance de la vision monochrome de Staline, de Beria ou, au contraire, de Nikolaï Boukharine. Par exemple, l'un des plus grands écrivains des années 1960 Vassili Aksenov, dans son roman L'Île de Crimée, anéantit Staline en le traitant de "moins que rien" et raconte que ce dernier ne lavait pas ses chaussettes quand il était en exil. Et il abaisse avec le même savoir-faire le "second je" de Staline, Beria.

On peut facilement comprendre Aksenov et Antonov-Ovseenko, les vengeurs, les enfants des réprimés. Mais ils ont exagéré. On peut traiter Staline et Beria de tous les noms, mais certainement pas des "moins que rien". Au contraire, ils étaient des personnages extrêmement marquants à une époque tout aussi marquante.

Espion et aventurier

Est-ce que le gouvernement de Staline était composé de personnes peu remarquables qui n'avaient pas fait d'études supérieures ? Non, c'était plutôt le cas à l'époque de Khrouchtchev. Mais entre 1917 et le début des années 1950, le tableau était plus complexe que cela.

Les révolutionnaires illettrés coexistaient avec un véritable feu d'artifice de personnalités marquantes très hautes en couleur. Elles n'avaient pas toujours de diplômes supérieurs mais n'oublions pas l'atmosphère de l'époque : l'éducation était un objet de convoitise et de jalousie. 

On savait que Staline lisait beaucoup et très vite, avant de citer des extraits de ses lectures. Il s'intéressait à l'histoire, aux langues, à la littérature, à l'économie politique.

Beria, lui, était plutôt un ingénieur avec un diplôme de technicien du bâtiment et d'architecte obtenu à l'école de Bakou. Ce qui nous donne un "couple" physicien-lyrique.

Tous les deux sont les enfants de l'époque révolutionnaire, pendant laquelle la population s’est entretuée et est morte par millions. Les Dix commandements cessent d'exister pendant les révolutions. Tuer pour ne pas être tué devient une habitude. Les révolutionnaires d'un camp dévoraient les autres tant qu'existait la génération révolutionnaire active, avec sa perception spécifique de la morale.

Nikita Khrouchtchev disait, en parlant de Staline : "Mais il tuait les siens !". Ces gens-là n'arrivaient pas à comprendre où était le mal dans le fait de tuer "les autres".

Qui était Staline avant de faire partie du nouveau gouvernement ? Un terroriste, un rebelle, un résistant. Alors que Beria avait un autre profil dès le début. Il était maître de la survie en situation désespérée, lorsqu'il n'y avait pas encore de camps, "les siens" et "les autres" – dans le Caucase où il a passé la première partie de sa biographie jusqu'à l'âge de 39 ans.

Il n'y avait pas deux forces qui s'affrontaient, mais plusieurs. Il a même travaillé à une époque pour le renseignement du parti Musavat en Azerbaïdjan, suppliant le renseignement bolchevik de ne pas rompre ses contacts avec lui. Ce qui signifie qu'il a probablement été un agent travaillant pour quatre services de renseignements à la fois car les musavatistes étaient en relation avec les Anglais et les Allemands.

Beria a toujours été un agent sous couverture, jusqu'à ce qu'on détermine à qui appartenait le pouvoir, c’est-à-dire jusqu'en 1920. Puis il a rejoint le contrespionnage du nouveau gouvernement en prenant la direction de la police d'Etat géorgienne (à 27 ans!) avant de se retrouver à la tête du parti communiste géorgien.

On pourrait donc résumer ainsi le début de sa vie : Beria était alors un éternel espion et aventurier, le maître de la survie. Mais à la même époque, dans les années 1930 en Géorgie, il découvre son talent de manager qu'il met à profit après 1945 au poste de superviseur des projets militaires stratégiques.

C'est sous Beria que la Géorgie a commencé à prospérer, voyant sa croissance économique multipliée par 10. Pour cela il suffisait d'établir depuis Moscou des prix élevés pour l'achat des produits agricoles - mais l'effet de cette simple décision a porté ses fruits jusqu'à la fin des années 1980.

Autre fait intéressant de cette époque : aux alentours de 1950 Beria est devenu un gros monstre avachi alors que dans les années 1930, il était très bel homme. Mais tout le monde l'a toujours craint à en trembler, le comparant au cobra, et ce même avant que Beria ne tue de nombreuses personnes en Géorgie, certaines de ses propres mains.

A l'apogée de la terreur des années 1937-1938, Moscou a eu besoin d'un nouveau ministre de l'Intérieur (NKVD, Commissariat du peuple aux Affaires intérieures).

Déstalinisateur

L'homme qui a impitoyablement éliminé de nombreux dirigeants et intellectuels géorgiens s'est immédiatement fait connaître en exécutant son prédécesseur au poste du chef du NKVD (Nikolaï Ejov) et en libérant, probablement, 200 000 personnes des camps.

C'était la fin de la terreur d'Ejov mais, sans l'ombre d'un doute, la terreur politique s'est poursuivie à l'époque de Beria. Seulement à une autre échelle. Il est également responsable des fusillades d'officiers polonais, de la migration forcée des peuples du Caucase, etc.

Mais un fait est un fait : il a commencé par faire le ménage dans les prisons et les camps. Après avoir hérité de facto du pouvoir de Staline en 1953, Beria a refait la même chose, libérant cette fois plus d'un million de détenus.

C'est indéniable car Gueorgui Malenkov, nommé chef du gouvernement, était considéré comme un "homme de Beria", et personne ne prenait Khrouchtchev au sérieux à l'époque. C'est pourtant lui qui a fait disparaître Beria.

Beria a tenu moins de quatre mois après la mort de Staline mais il a eu le temps de faire et de suggérer beaucoup de choses, certaines plus surprenantes que d'autres.

Hormis l'amnistie (mais pas politique), c'est Beria qui a mis fin au complot des blouses blanches ("l'affaires des médecins"), à quelques affaires similaires et a interdit les tortures. Il a également proposé de lever les restrictions sur la migration intérieure, de supprimer le contrôle de l'économie par le parti, de produire en priorité des biens de consommation courante ou encore de faire monter les prix d'achat des produits agricoles comme en Géorgie. Et même d’augmenter les parcelles familiales des paysans.

C'était une véritable révolution. On ignore quel aurait été le sort de l'économie soviétique si cette politique avait été appliquée. Rappelons que celle de Khrouchtchev s'est soldée par le déclin et la pénurie de produits alimentaires.

Beria a également créé un super-ministère de l'Intérieur réunissant les services de renseignement et plaçant ses hommes de confiance aux postes clés. Y compris ceux qui ont appliqué la seconde "Grande terreur" pendant l’après-guerre.

Curieusement, entre 1938 et 1953, Beria a passé seulement deux ans au ministère, "supervisant" le reste du temps l'appareil répressif. Mais la peur et la haine qu’il a inspirées étaient telles qu'en juin 1953 Beria ainsi que plusieurs dizaines d'autres personnes à travers le pays ont été arrêtés puis fusillés.

Etait-ce un coup d'Etat ? Une déstalinisation alternative ? Tout cela n’est que querelle philologique. Une chose est sûre : les maréchaux qui l'avaient arrêté, les dirigeants économiques et ceux du parti se rejoignaient dans leur peur et leur haine envers cet homme. Tous.

A titre d'épilogue : les informations sur l'activité sexuelle incroyable de Beria et de son penchant pour le kidnapping de jeunes filles sont apparues seulement après sa mort. Ce n'était pas forcément vrai. Mais si c'était le cas, après tout ce qu'il avait réussi à faire, cela ne semblait pas très important pour ses collaborateurs terrifiés.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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