Turquie et Europe: la fin des promesses

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La Turquie a choisi un lieu et une date symboliques pour reconnaître l'échec de ses tentatives d’adhésion à l'Union européenne : pendant la traditionnelle conférence "La stratégie européenne de Yalta".

La Turquie a choisi un lieu et une date symboliques pour reconnaître l'échec de ses tentatives d’adhésion à l'Union européenne : pendant la traditionnelle conférence "La stratégie européenne de Yalta".

Le forum était chapeauté par les présidents des deux Etats qui prétendent aux rôles principaux lors du sommet du Partenariat oriental en novembre: Dalia Grybauskaite, présidente de la Lituanie qui accueillera le sommet, et son homologue ukrainien Viktor Ianoukovitch, le plus grand et probablement le plus important signataire des accords d'association avec l'UE. A la veille de la conférence l'Ukraine a définitivement approuvé tous les principaux documents du sommet. Et c'est pendant cette conférence que le ministre turc des Affaires européennes a invité les participants du prochain sommet à ne pas se faire d'illusions, rappelant que la Turquie était un membre associé à l’UE depuis 1964 et que pourtant, aujourd'hui, il fallait reconnaître qu’elle ne pourrait jamais en devenir membre, selon le ministre.

Ankara ne s'était encore jamais permis un pessimisme aussi flagrant, qui plus est en public. Beaucoup d'observateurs y voient un signal du retrait de la Turquie des négociations sur l'adhésion à l'UE. Et il est possible, en fait, que les négociations aient été interrompues depuis longtemps.

Histoire d’un refus

Toute l'histoire de la Turquie après-guerre a été une recherche de sa place dans la société européenne. Même : elle avait déjà commencé à l'époque de Kemal Atatürk. Et réellement encore au début du siècle dernier, au déclin de l'empire, quand les élites avaient commencé à imiter tout ce qui était européen - avant tout français – tout en vénérant les traditions.

Atatürk avait forcé les Turcs à oublier tout ce qui était impérial. Il a également décidé de construire, sur les vestiges des illusions du grand, un pays solide et confortable qui en 1952 était déjà digne d'adhérer à l'Otan. A cette époque, la Turquie était membre du Conseil de l'Europe depuis déjà trois ans.

En 1959, Ankara a déposé sa demande pour adhérer à la Communauté économique européenne. L'Europe bien pensante n'a alors pas osé rejeter cette requête directement, consciente que la Turquie aurait été vexée par la mauvaise foi européenne et que la mise était trop élevée pour tout stopper brusquement. Les négociations, pénibles, se sont ainsi poursuivies malgré l'absence totale d'illusions des deux côtés.

La Turquie aidait même l'Europe à trouver des prétextes pour refuser. Un an après la première demande d'adhésion à la CEE, en 1960, la Turquie est victime d'un coup d'Etat militaire.

En 1964 entre en vigueur l'accord d'association (comme celui qui est prévu pour la signature en novembre à Vilnius par les membres du Partenariat oriental"), élargi en 1970. Pas à pas la Turquie semblait se rapprocher du but ultime mais deux autres coups d'Etat militaires ont eu lieu en 1971 et en 1980.

En 1987, Ankara dépose une nouvelle demande, rejetée en 1989 en raison de ses relations tendues avec la Grèce et Chypre. En 1999 elle devient candidate à l’adhésion mais l'affaire s'enraye une nouvelle fois. En 2009 la procédure est bloquée par Chypre, qui exige le retrait des troupes turques du nord de l'île, puis la France adopte une loi condamnant la négation du génocide arménien et la Turquie fonce tête baissée dans le scandale. Comme si elle comprenait que la situation ne pouvait être pire. A l’été 2013 Ankara perd son dernier allié en Europe : l'Allemagne est indignée par la façon dont ont été dispersées les manifestations d’opposition.

Mais la Turquie semble avoir dispersé la foule en toute conscience. De toute évidence, l'Europe n'était plus à l'ordre du jour.

La Turquie fait table rase

La doctrine suivie par les autorités turques depuis des années est presque officiellement nommée "néo-kémalisme" car il serait indécent d'utiliser une doctrine sans le prénom d'Atatürk. Mais elle n'a rien à voir avec les commandements du père des Turcs. Et on ne parle pas ici du fait que ses principes sont appliqués par les islamistes, qui étaient justement chassés par Atatürk aussi impitoyablement que le premier ministre Erdogan défend la politique turque des militaires - les kémalistes les plus dévoués. Il est question d’une logique d'évolution contre laquelle le gouvernement turc n'a pas osé aller jusqu'au bout.

Soit l'empire, soit le nationalisme : il faut choisir. Telle est la leçon de la Turquie à ses voisins. Finalement le nationalisme a dû être sacrifié pour la construction d'un pays solide. Selon la logique de substitution d'un vice par un autre, il n'y a en Turquie ni de Kurdes, ni d'Arméniens, ni de Grecs, ni personne du conglomérat ethnique diversifié qui serait constitutionnellement appelé Turc. La guerre civile contre les Kurdes dure depuis plus de vingt ans. Seulement aujourd'hui, à l’approche de la présidentielle de 2015, Erdogan a engagé les négociations avec les leaders rebelles. Et uniquement car le risque d'attentats avant l'élection paraît plus sérieux que l'indignation patriotique de ses compatriotes.

Néanmoins Erdogan a longtemps essayé de trouver un compromis raisonnable entre la tradition et la nécessité politique objective. Dans un pays conservateur et extrêmement antiaméricain il  s’efforçait de maintenir les équilibres. Il a longtemps réussi à conserver un modèle plus ou moins laïque de l'islam, lui permettant de ne pas brûler les ponts ni avec l'Occident ni avec l'Orient. C’était fondamental car son néo-kémalisme visait notamment à se rapprocher de l'Europe – pas en tant que simple pays solide mais comme leader régional.

La Turquie, entourée par des voisins plutôt hostiles et une histoire complexe de relations, a annoncé vouloir tout recommencer à zéro avec l'Iran, la Grèce, l'Irak, la Syrie…

Erdogan échange l'Europe contre le gaz… lacrymogène

L'équilibre a été trop fragile. Le drame de la Flottille de la liberté qui avait tenté en 2010 de percer le blocus israélien dans la bande de Gaza a détérioré les relations turco-israéliennes, marquant le début du combat d'Ankara pour être considéré un leader politique et islamique de la région – avec toutes les conséquences que cela implique pour ses relations avec l'Occident.

A ce moment l'inclinaison orientale et russe de la Turquie était devenue plus que flagrante mais elle était considérée comme un coup de bluff et un avertissement pour l'Europe, pas un choix définitif. La région s'est finalement transformée en principal théâtre d'opérations et d’actions semi-militaires à un moment très inopportun pour les initiatives turques. Le sujet syrien à lui seul a tiré une croix sur les projets de réconciliation du pays avec la Syrie et l'Iran. Et ce n’est qu’un exemple.

Dans le même temps plus les Turcs avaient de problèmes, plus l'Europe était soulagée : la Turquie était alors responsable de ses propres échecs européens. Deux ans avant cela, la Turquie avait également bloqué les négociations de paix avec l'Arménie alors que c'était l'une des conditions de son entrée dans l'UE.

Lorsqu'en juin 2013 Istanbul a été frappée par des émeutes déclenchées par les travaux d'aménagement du parc Gezi, les autorités n'étaient pas du tout obligées d'intervenir. Cependant grâce à leurs efforts les mouvements de protestation se sont répandus à travers tout le pays.

On peut supposer qu'Erdogan avait parfaitement conscience de la réaction de l'Occident et il faut croire que si à cet instant l'avenir européen lui avait paru plus réel qu'un an ou deux plus tôt, il n'aurait pas pris le risque de faire usage de gaz lacrymogène et de matraques contre sa population.

Mais de toute évidence il n'avait rien à perdre. Ce n’était pas l'Europe qui était en jeu mais le pouvoir en Turquie, que les dirigeants ont pour habitude de défendre d'une main de fer.

D'autant que même dans leur indignation l'Europe et l'Occident savaient bien qu’il n'existe pas d'autre dirigeant plus pro-occidental et pro-européen en Turquie. Erdogan le comprenait parfaitement.

La vie sera plus simple pour tout le monde

Bref, voilà le point final de cette histoire terminée depuis longtemps, déjà l'été dernier. Cet état de fait a été ouvertement annoncé à la conférence de Yalta - avec une formulation certes orientale mais qui ne trompe plus personne. La Turquie et l'Union européenne ont de facto reconnu que leur union était impossible.

Si cette longue histoire était effectivement et officiellement close, les deux parties pourraient s'estimer gagnantes.

L'Europe ne serait plus tenue de mener ces négociations inutiles- ce qu’elle fait depuis cinquante ans - et de faire des promesses qu'elle n'a pas l'intention de tenir. Il ne sera plus nécessaire de mettre en parallèle les négociations avec Ankara, disons, sur la question syrienne et les perspectives des pourparlers sur le rapprochement historique.

Tout deviendrait plus simple y compris pour Erdogan. Il ne devra plus répondre aux questions désagréables sur les délais d'adhésion à l'UE. D'autre part, il sera également moins confronté aux questions indésirables sur son attirance pour l'Occident en général.

Les deux parties seront débarrassées du poids inutile des engagements mutuels, sachant qu'elles ne perdent rien au change. De toute façon l'Europe n'avait aucun levier de pression sur la Turquie et Ankara n'a pas perdu l'Europe. Comme le supposent les observateurs, elle recommence tout à zéro et pourra établir avec l'UE un espace d'échanges commerciaux qui remplacera parfaitement le rapprochement politique.

Et l'Ukraine n'a pas non plus à être déçue ni à s'essayer à ce scénario. L'histoire de la marche turque vers l’Europe n'est pertinente que sur un seul aspect pour Kiev : l'UE ne connaît pas de précédent dans les sujets de ce genre. Elle négocie toujours au cas par cas. Y compris sur la cessation des négociations.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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