Retraites: ce que veulent les Français

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Marc Saint-Upéry - Sputnik Afrique
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Des grèves massives, des millions de manifestants dans la rue, un pays paralysé… Mais que veulent donc les Français ? Pourquoi se cramponnent-ils à un État-providence trop prodigue ? Ne comprennent-ils rien à la démographie ?

Des grèves massives, des millions de manifestants dans la rue, un pays paralysé… Mais que veulent donc les Français ? Pourquoi se cramponnent-ils à un État-providence trop prodigue ? Ne comprennent-ils rien à la démographie ?
Les éditorialistes de la presse internationale s’en sont donnés à cœur joie, surtout dans les pays anglo-saxons. « Allez, la France, il est temps d’atterrir ! », écrit Roger Cohen dans le New York Times. Son collègue Thomas Friedman renchérit : « Dans un monde où les ingénieurs indiens s’efforcent de travailler 35 heures par jour, la semaine de 35 heures est impossible – de même que des retraites trop généreuses sans un secteur privé dynamique ».

Très professionnel, Cohen cite une seule source, la ministre des Finances française. Quant à Thomas Friedman, l’écrivain indien Pankaj Mishra l’a récemment dépeint comme « un ventriloque des riches et des puissants ». Ce qu’il sait sur l’économie, il l’a appris auprès de milliardaires et de gourous des nouvelles technologies dans des cocktails à Shanghaï, Bangalore et Silicon Valley.
Si Cohen, Friedman et leurs clones francophobes avaient fait leur travail au lieu de débiter des platitudes sans fondement, ils sauraient qu‘il y a bien autre chose dans le mouvement social français que la résistance futile d’une bande de fainéants crypto-marxistes drogués au paternalisme étatique.

Prenez Thomas Piketty, de l’École d’Économie de Paris. Visiteur régulier du  MIT et de Harvard, il jouit d’une telle autorité en matière distribution des revenus et de politique fiscale que même le Wall Street Journal l’a décrit à contre-coeur comme une « rock star ». Pour Piketty, la réforme de Sarkozy est « un médiocre exercice de rafistolage, qui ne règle rien à long terme » et qui « brille par son cynisme et son injustice ».

Elle est cynique parce que le  gouvernement a délibérément travesti la relation entre déficit budgétaire, perspectives démographiques et expectatives en matière de croissance et de productivité. Exploitant l’opacité des nombreux régimes de retraites, il a écarté d’avance la discussion sur de meilleures options de financement et une réorganisation plus transparente du système.
Elle est injuste parce qu’elle affecte fortement les catégories les plus vulnérables : femmes, chômeurs, travailleurs manuels, travailleurs à temps partiel, ceux qui ont commencé à travailler précocement. Ce sont ces mêmes catégories qui ont la plus faible espérance de vie en bonne santé et qui pourront le moins profiter d’une retraite déjà diminuée.

D’aucuns soupçonnent aussi une volonté de saper la qualité et la fiabilité du régime par répartition pour ouvrir la voie à des fonds de retraite privés de type britannique ou américain –déjà introduits sous la forme de « retraites complémentaires ». Or, la crise financière n’a fait que renforcer l’hostilité des Français aux systèmes de retraite style casino, soumis à la  volatilité des marchés spéculatifs.

Contrairement aux idées reçues, la productivité des travailleurs français est égale ou supérieure à celle de leurs homologues britanniques, allemands, américains ou japonais. Mais ils n’apprécient guère les charmes d’une dérégulation sauvage dont on connaît les résultats : le « boom ploutocratique » des années 2000 – formule de Lawrence Katz, économiste de Harvard –, les méga-réductions d’impôts de Bush et la charité publique volant au secours des géants de la banque.

Divers experts, le  Parti socialiste, les syndicats et d’autres organisations ont déjà avancé des propositions concrètes à même de concilier équilibre financier, soutenabilité démographique et sens de la justice. Les Français ne sont pas contre toute réforme ; ce qu’ils refusent, c’est qu’on leur impose sans négociation des mesures douteuses concoctées par le gouvernement le plus odieux depuis le régime de Vichy.

Avec son arrogance autiste, ses forfanteries de nouveau riche et sa rhétorique xénophobe, « Sarko » a réussi à braquer la gauche, le centre et une partie de sa propre base conservatrice. La légitimité de son gouvernement est minée par divers conflits d’intérêt qui dégagent une atmosphère empoisonnée de capitalisme népotique. Les deux tiers de l’opinion approuvent le mouvement social ; moins d’un tiers soutient le président. Ce n’est pas essentiellement une question de privilèges sociaux, c’est une question de décence et d’équité.

Le rapport entre vieillissement de la population, productivité et justice sociale est un des principaux défis des prochaines décennies. Les vieilles orthodoxies ne nous seront d’aucun secours. Tout abandonner à l’inefficience prédatrice des marchés financiers serait aberrant. Demander de nouveaux sacrifices aux plus faibles tout en multipliant les cadeaux aux super riches est inique.

Raymond Aron se réjouissait à l’idée que ses compatriotes avaient enfin rompu avec les velléités révolutionnaires de leur passé. Mais ce grand penseur conservateur concluait sur une note de doute : « Ce peuple, apparemment tranquille, est encore dangereux ».
Peut-être y a-t-il encore quelque chose à apprendre des sautes d’humeur d’une nation aussi indocile. Comme par exemple nous interroger sur les relations entre justice et efficience, au lieu de répéter comme des perroquets les poncifs du fondamentalisme de marché. Éditorialistes de tous les pays, il est temps d’atterrir !

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*Marc Saint-Upéry est un journaliste français et analyste politique qui vit en Equateur depuis 1998. Il écrit sur la philosophie politique, les relations internationales et les questions de développement pour diverses publications françaises et latino-américaines, ainsi que dans les magazines internationaux Le Monde Diplomatique et Nueva Sociedad. Il est l'auteur de "Le Reve de Bolivar: le defi des gauches sud-americaines".

 

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