L’Europe après le scandale DSK

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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Pour le moment, on se demande si c’est la tragédie ou la farce qui prédomine dans l’histoire dont Dominique Strauss-Kahn est le triste héros.

Pour le moment, on se demande si c’est la tragédie ou la farce qui prédomine dans l’histoire dont Dominique Strauss-Kahn est le triste héros. Toutefois, indépendamment de son résultat, elle aura inévitablement des conséquences. Dans ce contexte, la question la plus importante est de savoir quel effet l’incident du Sofitel aura sur l’Europe.

En 2007, Paris et l’Union Européenne, qui le soutenait, ont eu raison du scepticisme général et ont obtenu la nomination de Dominique Strauss-Kahn au poste de directeur général du Fonds monétaire international (FMI). On affirmait alors haut et fort que le socialiste français serait le dernier Européen à présider le Fonds. La règle en vigueur depuis la fondation des institutions créées en vertu des accords de Bretton Woods prévoit la répartition des postes entre les deux parties du monde occidental. Ainsi la Banque mondiale est l'apanage des Etats-Unis alors que le FMI est celui des Européens. Le changement du rapport de forces dans le monde au début du XXIe siècle a rendu cette situation anachronique, car les économies émergentes, avec la Chine en tête, jouent un rôle croissant, et la crise financière n’a fait qu’accentuer cette tendance.

Il est bien connu que personne ne renonce jamais de son plein gré à ses privilèges. Ainsi tous les discours ayant trait à la réforme du FMI, qui devrait s’effectuer en faveur des pays émergents, dégénéraient en manœuvres bureaucratiques et en ravalement de façade. Et si la question du choix du successeur de Dominique Strauss-Kahn s’était posée dans d’autres circonstances (si, par exemple, il avait décidé de participer à l’élection présidentielle de 2012 en France), l’Union Européenne aurait livré une bataille acharnée pour conserver le droit de nommer le directeur général du FMI. Le fait est que ce poste est l’un des symboles de la prééminence européenne dans le monde. Par ailleurs, ironiquement, le sauvetage des pays à problèmes de l’Union Européenne est pratiquement devenu la principale mission du Fonds.

Désormais, les chances des Européens à se réserver ce poste paraissent compromises. Le scandale est survenu aux Etats-Unis, d'où le contexte extrêmement défavorable pour les Européens dans lequel la décision sera prise. Les pays rapidement émergents d’Asie sont persuadés que leur tour est arrivé. Quant aux Etats-Unis, leur intention est de conclure (ou de chercher à conclure, car pour le moment cela ne marche pas très bien) des marchés importants avec les pays émergents les plus influents. A titre d’exemple on peut citer le processus de Kyoto, d’où l’Europe s’est pratiquement vue évincée, et les négociations effectuées dans le cadre du cycle de Doha sous l'égide de l'OMC (Organisation mondiale du commerce). Le marchandage avec ces pays ayant pour objet le poste de directeur général du FMI offrira à Washington des perspectives intéressantes dans d’autres domaines très importants pour les Etats-Unis.

Lors de seconde moitié du XXIe siècle, c’est-à-dire après la perte par les grandes puissances européennes de la possibilité de mener une politique indépendante à l’échelle mondiale, le poids politique du Vieux Continent reposait sur deux composantes: un rôle privilégié au sein des institutions internationales et l’attrait de l’intégration européenne perçue comme gage du développement réussi et équilibré. Actuellement, ces deux piliers sont en train de s’effriter.

Les privilèges s’amenuisent au fur et à mesure que grandit l’écart entre la situation dans le monde et l’architecture des institutions basées sur les réalités du siècle dernier, l’époque où le rôle de l’Europe était fondamentalement différent. Certes, leur suppression est une chose compliquée. Ainsi, les changements sont impossibles au sein du Conseil de sécurité de l’ONU. Les titulaires actuels du droit de veto ne voudront jamais le partager avec quelqu’un d’autre. Aussi, malgré tous les discours sur l’injustice pour les pays européens de posséder deux sièges permanents au Conseil de sécurité, la Grande-Bretagne et la France se sentent-elles sûres d’elles à l’ombre de la Chine, de la Russie et des Etats-Unis (la vraie question est toutefois de savoir si le Conseil de sécurité des Nations Unis bénéficie actuellement d’une l’influence quelconque). Les institutions créées en vertu des accords de Bretton Woods sont plus susceptibles de subir des changements, quand bien même le Vieux Continents n’abandonnerait pas facilement ses positions même après l’incident impliquant Strauss-Kahn.

Il existe par ailleurs des privilèges non-institutionnalisées, notamment le rôle de second pilier de l’Alliance transatlantique qui permettait à l’Europe non seulement de profiter du bouclier américain de sécurité, mais aussi de baigner dans la lumière réfléchie de la réputation des Etats-Unis, cet incontestable leader du monde occidental, et ensuite du monde entier. Dans ce domaine, des changements surviennent également. Premièrement, l’OTAN est, en principe, en train de perdre son ancienne auréole. Ayant échoué dans son effort de conférer une dimension mondiale à sa mission, l’Alliance reviendra probablement à l'accomplissement des tâches régionales, à une échelle plus modeste que par le passé, car la région euro-atlantique elle-même a cessé d’être le pivot de la politique mondiale. Deuxièmement, la campagne libyenne, dont les Etats-Unis se sont, en fait, retirés en laissant la France et ses partenaires guerroyer seuls, démontre que l’Amérique n’a plus envie de régler les problèmes des pays européens à ses dépens. D’autre part, les événements en Libye témoignent du fait que les grandes puissances de l’Union Européenne, sceptiques face à la possibilité d’actions communes, prennent leurs propres décisions, à savoir faire la guerre (comme la France et la Grande-Bretagne) ou s’abstenir (comme l’Allemagne).

En même temps, l’Europe perd progressivement son image d’oasis sereine de prospérité et de phare de la politique morale "postmoderniste." L’harmonie de l’intégration se heurte aux contradictions profondes existant entre l’interdépendance économique et les discordes politiques dont souffrent les pays membres de l’Union. Mais ce qui compte avant tout pour l’Europe, c’est que l’atmosphère sociale change.

Les Européens, alarmés par l’incertitude de leur avenir, ont de plus en plus souvent l'esprit de la citadelle assiégée. Sous la pression des facteurs extérieurs, allant de la concurrence économique et des flux migratoires à l’érosion de l’identité culturelle européenne, l’idée de la conservation du statut-quo à tout prix gagne du terrain sur le Vieux Continent. Au niveau politique, cela ne se traduit pas simplement par la montée des populistes de droite, mais par un glissement du paradigme qui dérive, tout entier, vers la droite.

Dans les prochaines années, le monde verra probablement une Union Européenne foncièrement différente, nettement plus sur le qui-vive, irritée et repliée sur elle-même. La Russie, pour qui l’Europe représente traditionnellement non seulement son partenaire le plus important, mais aussi une source d’inspiration modernisatrice, doit comprendre les processus qui se déroule dans cette partie du monde afin d’évaluer correctement aussi bien les opportunités que les risques dont la nouvelle situation est lourde.

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La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

 

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