Un café sans lait

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Hugo Natowicz - Sputnik Afrique
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Je fréquente peu la "cantine provisoire" de RIA Novosti, mise en place en attendant l'hypothétique ouverture d'une cantine permanente (la précédente ayant fermé pour des raisons obscures).

Hugo Natowicz, pour RIA Novosti

Les employés de l'agence se divisent en deux camps: ceux qui ont la foi en l'avènement prochain de cet établissement, d'autres (dont je suis) pensant que la structure temporaire est vouée à devenir définitive (le débat entre ces deux camps pouvant devenir parfois houleux).

Récemment pris d'un creux vers 11h du matin, je passai donc à la cantine provisoire. J'y rencontrai un collègue américain qui semblait littéralement brûler de l'envie de savourer un bon café au lait. "Pas de lait", répondit sèchement l'employé. "Booon", réfléchit un instant le client éconduit. "Alors ce sera un café au lait sans lait", lâcha-t-il avec philosophie. S'ensuivit une courte conversation sur les problèmes rencontrés dans de nombreuses institutions russes (restaurants principalement) qui enfreignent une règle élémentaire du commerce moderne: "sois en mesure de fournir au client ce que tu proposes sur ton menu".

Les problèmes d'intendance des magasins russes sont fréquents. On se résigne d'ailleurs assez vite, mais l'énervement peut vous saisir au moment où, commandant un alléchant menu au restaurant, on vous rétorque: "Nous n'avons pas la truite, ni de steak, ni de soupe, ni de crêpes au chocolat". Simples problèmes d'intendance? Inadaptation plus profonde à l'idéal d'une organisation huilée, au sein de laquelle la chaîne des distributeurs se déroulerait harmonieusement, du producteur au consommateur, en passant par la ronde des intermédiaires? Qu'est-ce qui cloche en Russie? Bien malin qui saura nous l'expliquer…

Autre problème sans cesse rencontré dans les kiosks: l'absence de monnaie. "Net sdachi", vous assène la vendeuse sans ménagement, parfois avec une touche de sadisme (il faut dire à sa décharge que la dame trime dur, et touche pour son labeur un salaire tout à fait modeste). La situation n'en est pas moins absurde: j'ai de l'argent, vous avez le produit, mais vous êtes dans l'incapacité de me le vendre pour une raison tout à fait annexe: l'absence de monnaie, qu'aurait dû vous fournir votre responsable, votre "manager" comme les Russes nomment toutes les professions d'un niveau de responsabilité supérieur au simple vendeur. Comment nommer un tel problème? Faudrait-il alors poser en vitrine un écriteau stipulant: "défaut de paiement technique dû à un manque de liquidités"? Je tiens à préciser que cette situation se produit non pas avec des billets de 5000 roubles (environ 125 euros), mais avec des billets de 500 roubles (12,5 euros).

Face aux situations parfois ubuesques qui peuvent surgir en Russie, dans des domaines qui ne posent plus problème en Occident depuis belle lurette, une posture consiste à pester à chaque écueil, à contester, à menacer. A pousser une gueulante, quoi. Ce fut notamment ma réaction face à un fonctionnaire russe, qui m'obligeait à refaire un document couteux en raison d'une faute de frappe, commise par un de ses collègues un an avant (contestation qui fut sans le moindre effet, bien entendu). En tant que Français, je suis pourtant rompu aux bévues administratives, et ne suis pas né de la dernière pluie. Je ne peux toutefois que constater toutefois la distance, un brin désespérante, qui sépare la Russie actuelle de l'idéal organisationnel qu'elle cherche à atteindre à grand renfort de modernisation et d'innovation.

Personnellement, je pense que tous les obstacles rencontrés dans le maelstrom russe ont eu une conséquence louable: ils m'ont appris la patience. Enfant des sociétés occidentales "efficaces", j'avais fini par croire que notre système économique bien huilé avait détrôné la logique de l'univers, marquée son éternelle oscillation entre vagues de chaos et plages de stabilité. Cette certitude a des conséquences plus graves qu'il n'y paraît: elle nous rend impatients, exigeants, et en fin de compte rigides. La crise mondiale qui monte pourrait d'ailleurs apporter de profondes corrections à cette vision du monde.

Un ami me racontait récemment son séjour dans l'ashram (monastère) d'une sage du sud de l'Inde. Le domaine fourmille de pèlerins et simples visiteurs, qui se massent notamment aux ascenseurs des immeubles. Des ascenseurs modernes, qui n'avaient qu'un grave défaut: la touche de fermeture des portes ne fonctionnait pas, générant des fils d'attentes interminables. Mon ami pesta en son for intérieur pendant un certain temps avant d'apprendre que la touche de fermeture des portes avait été enlevée à dessein, sur ordre du gourou, pour apprendre la patience aux visiteurs.

A moi qui avais fini par croire que le progrès technique avait définitivement supplanté l'ordre de l'univers, la Russie m'a rappelé qu'il fallait accepter le monde, savoir l'observer sans forcément chercher à modifier son cours. Le prendre tel qu'il est. Cela s'appelle "smirenie" en russe, un mot intimement lié à l'âme de ce pays. Humilité, sagesse, résignation, appelez-le comme vous voudrez: mais de grâce, keep cool, vous êtes en Russie.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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