Suite à des élections législatives entachées de fraudes, les Russes sont descendus dans la rue samedi dernier. Les manifestations se sont déroulées dans une quarantaine de villes du pays, rassemblant parfois une centaine de personnes, parfois plusieurs milliers. Moscou a constitué le plus important foyer de rassemblement, entre 25.000 (selon la police) et 50.000 manifestants (selon les organisateurs) s'étant réunis pour l’occasion sur la place Bolotnaya du centre de Moscou. Certaines manifestations non autorisées se sont conclues dans certaines villes par des interpellations. Aucune violence policière n’a cependant été rapportée lors du mouvement de contestation, le plus important de Russie depuis 20 ans.
Le mouvement était très disparate, réunissant des courants de pensée souvent antagonistes: communistes, libéraux, nationalistes, opposition pro-occidentale (Solidarnost) ainsi que des mouvements apolitiques, comme les "seaux bleus", qui luttent contre l’usage abusif de gyrophares, ou les défenseurs de l’environnement. La présence d’éléments ultranationalistes faisait redouter la possibilité d’un dérapage. Tout s’est pourtant déroulé sans excès, et l’on pouvait même voir dans la foule des personnes âgées.
Les rassemblements n’étaient pas dénués d’humour : des manifestants de Novossibirsk ont fait une partie de badminton par -15°C, une allusion à une vidéo montrant Medvedev et Poutine raquettes à la main qui avait provoqué des risées sur Internet. Les Russes ont en outre fait preuve dans leurs banderoles d'un grand sens de la dérision ("Vodka Poutinka, 140% d’alcool", en référence à un taux de participation surréaliste de la région de Rostov, diffusé par erreur à la télévision).
Les revendications prédominantes n'étaient ni le changement du régime en place, ni le départ des dirigeants actuels du pays. Il s’agissait en premier lieu de la libération des personnes interpelées lors des premières manifestations en début de semaine, du limogeage du chef de la Commission électorale centrale Vladimir Tchourov, et de la tenue de nouvelles élections là où les violations ont été les plus criantes. Au final, rien de radical : les manifestants ont signifié à leurs dirigeants qu’ils rejetaient les manipulations électorales, et exigé le respect des institutions démocratiques.
Les télévisions publiques ont consacré un temps d’antenne aux manifestations. De son côté, l'agence RIA Novosti a fait un réel effort dans la présentation du point de vue des protestataires. Au final, l'événement a provoqué une évolution vers plus de transparence sur les problématiques sociales actuelles en Russie. A la veille des manifestations, certains médias européens ont quant à eux dévoilé une approche souvent biaisée de la question russe. Si personne n’est tenu à une objectivité absolue, les titres du type "Manifs anti-Poutine en Russie : un air de printemps arabe... par -10°C" ont surtout contribué à distordre la perception des faits en cours. L'événement possédait bien une portée historique, mais les nombreux articles voulant à tout prix conférer une ambition révolutionnaire au mouvement n'étaient pas fondés et gommaient la spécificité de la situation.
Ces premières semaines de décembre ont montré que les Russes étaient de retour en politique après une longue absence. C'est la fin d’une apathie amorcée en 1993, année d'un violent bras de fer entre le président Boris Eltsine et le parlement. Cet épisode crucial provoquait la fin du parlementarisme naissant et la mise en place de la "verticale du pouvoir" (lire à ce sujet ce lumineux article), ainsi qu'une longue léthargie politique. Si l'époque exigeait la stabilité et la consolidation politique de la jeune Russie, de l'eau a coulé sous les ponts; il est désormais nécessaire d'entreprendre des réformes, et d'impliquer les Russes dans une modernisation en profondeur du pays.
"Aujourd’hui j’ai vu la ville de mes rêves. Dans cette ville, il y a des gens beaux, joyeux et différents. Il y a aussi des policiers aimables. Dans cette ville, les gens sentent qu’ils sont ensemble et s’entraident. Il y a même une télévision professionnelle et objective. Je ne savais pas que cette ville pouvait être comme ça", écrivait un manifestant le soir même sur Vkontakte.
Cette estime de soi retrouvée constitue peut-être le principal bilan ces manifestations. Loin des révolutions, qui ont marqué au fer rouge l'histoire du pays, les Russes ont montré qu’ils pouvaient envoyer un message ferme à leurs dirigeants, comme tous les citoyens d'Europe.
Reste à observer la réaction des autorités: le signal envoyé pourrait constituer le point de départ de réformes politiques progressives en Russie. Le fait qu'une enquête sur les fraudes ait été exigée par le président russe constitue un pas dans le bon sens, dont il conviendra de suivre les répercussions.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction.
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