Dialogue de sourds

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Hugo Natowicz - Sputnik Afrique
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La notion de révolution a été invoquée par les différents camps lors des manifestations en Russie: d'un côté pour dénoncer une "révolution orange", de l'autre pour exiger le départ du pouvoir actuel. Reléguant au second plan l'impérieux besoin d'évolution du pays.

Le spectre d'une "révolution" a été invoqué par les deux camps se faisant face lors des manifestations qui se succèdent en Russie ces trois derniers mois: d'un côté pour dénoncer une "révolution orange" orchestrée depuis l'étranger, de l'autre pour exiger, parfois sur le ton de la menace, le départ du pouvoir actuel ("Nous sommes assez nombreux pour aller prendre le Kremlin", tonnait Alexeï Navalny). Revenons brièvement sur trois mois de manifestations qui ont bousculé le paysage politique russe.

En décembre 2011, des infractions électorales sont relevées par les observateurs lors des élections législatives, avant d'être reconnues par la justice russe. Des vidéos montrant différentes infractions sont postées le soir même sur Youtube. Cette rapidité ainsi que le professionnalisme des films laissent penser que leurs auteurs bénéficiaient de solides soutiens logistiques, peut-être à l'étranger. Des manifestations éclatent dans le pays, parfois sans autorisation préalable des autorités.

Les rassemblements d'opposition montent en puissance jusqu'à celui de décembre 2011, lors de laquelle la foule remplit l'avenue Sakharov. La contestation est à son comble, le pouvoir semblant dépassé par les événements. La situation connaît une inflexion lors du dernier meeting en date, tenu le 4 février, marqué par une importante contre-manifestation visant à démontrer la capacité du pouvoir à mobiliser. Une guerre des chiffres s'engage, chaque partie revendiquant un nombre de manifestants supérieur à l'autre. Le flou règne sur l'ampleur des meetings, principalement circonscrits à Moscou, et dans une moindre mesure à Saint-Pétersbourg.

Il est intéressant d'étudier la façon dont chaque partie cherche à faire valoir sa lecture des événements en cours. Le pouvoir a presqu'immédiatement dénoncé, derrière les manifestations, la présence d'une "main étrangère". Impression étayée par une série de "scoops" concernant certains leaders d'opposition, comme Alexeï Navalny accusé d'avoir suivi une mystérieuse "formation" aux Etats-Unis, et un entretien fortement médiatisé entre des membres de l'opposition et le nouvel ambassadeur américain en Russie, Michael McFaul. Cette grille de lecture est renforcée par la problématique du printemps arabe, perçue depuis Moscou comme une "extension de la sphère d'influence de l'Otan vers le sud" (Rogozine). Coïncidence? La dernière journée de manifestation (4 février) en Russie a coïncidé avec le véto de Moscou au Conseil de sécurité contre une résolution jugée trop unilatérale sur la Syrie.

De son côté, l'opposition cherche à transformer les exigences de la société russe, la volonté apolitique et spontanée d'"élections honnêtes", en plateforme pour prendre le pouvoir. Sa principale difficulté est toutefois de surmonter ses divisions, liées à la multiplicité des tendances qui la composent. Le défilé d'orateurs devenu traditionnel lors des meetings, où les nationalistes succèdent aux libéraux et les leaders de gauche aux écrivains et artistes, n'a pourtant pas permis de voir émerger un leader clair. Coqueluche de la presse occidentale, Alexeï Navalny s'est contenté de chauffer les foules sans vraiment avancer de vision fédératrice. La présence de visages nouveaux dans les rangs de l'opposition, distincts des acteurs politiques des années 1990, constitue pourtant une bonne nouvelle pour la contestation. Affaiblie par ses divisions, l'opposition se fige derrière des mots d'ordre radicaux: elle n'exige plus uniquement de nouvelles élections et le respect des institutions démocratiques, mais aussi le départ pur et simple de Vladimir Poutine. Ces griefs menacent de plonger la Russie dans le vide du pouvoir et l'incertitude: une posture que les Russes, encore marqués par la chute de l'URSS, ont peu de chances de soutenir.

Les positions affichées depuis le début des manifestations cristallisent, avec une acuité nouvelle, l'éternel déchirement du pays entre tendance "slavophile", prônant une voie d'évolution proprement russe pour le pays, et "occidentaliste", axée sur l'assimilation de la Russie aux formes de vie politique occidentale. Un schisme repris par l'opposition "pro-russe"/"atlantiste" de l'époque postsoviétique. Dans le cas présent, le recours à cette rhétorique a malheureusement contribué à masquer le message inédit émis par une partie importante de la population russe: "respectez les institutions démocratiques".

L'intransigeance des deux camps est évidente: le pouvoir est aveuglé par le traditionnel "impératif de stabilité", l'opposition par sa soif de rupture. Dans leur tête-à-tête partisan, il semble qu'aucun des deux camps ne souhaite pour le moment faire preuve de modération, manifester cette maturité qui consisterait à prendre en compte les intérêts des Russes, qu'aucun slogan radical n'est à même de résumer.

Une telle évolution vers la modération constituerait pourtant la seule véritable révolution pour la Russie, pays à l'histoire ponctuée par les changements de régime et les conflits civils. Ce message pondéré dont a besoin la Russie moderne me semble particulièrement bien résumé par l'ancien ministre des Finances Alexeï Koudrine, qui participait aux meetings d'opposition. Selon lui, une révolution de couleur n'est ni souhaitable ni possible en Russie. La solution n'est pas de balayer les institutions en place, mais d'œuvrer afin de les perfectionner, et de mener à bien une réforme permettant aux grands courants actuels de s'exprimer dans le cadre du système politique.

De nombreux Russes exigent non une révolution, mais une authentique évolution pour leur pays. Ce choix d'une ouverture progressive, qui refuse les bouleversements tout comme le statu quo, constitue un message inédit dénotant une maturité politique indéniable. Reste à savoir si le pouvoir et l'opposition, enferrés dans un dialogue de sourds, seront en mesure de l'entendre.

 

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction.

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