L'invention du patrimoine

© RIA Novosti . Hugo NatowiczNatalia Samover, historienne et membre d’Arkhnadzor
Natalia Samover, historienne et membre d’Arkhnadzor - Sputnik Afrique
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Plongée dans l'histoire récente de la Russie avec Natalia Samover, historienne et membre d’Arkhnadzor, organisation de protection des monuments. Elle nous explique comment la prise de conscience liée au patrimoine participe d'un changement très profond des consciences au sein de la société russe.

Plongée dans l'histoire récente de la Russie avec Natalia Samover, historienne et membre d’Arkhnadzor, organisation de protection des monuments. Elle nous explique comment la prise de conscience liée au patrimoine participe d'un changement très profond des consciences au sein de la société russe.

Première partie

Natalia, pouvez-vous vous présenter, ainsi que votre organisation?

Je m'appelle Natalia Samover, je suis historienne de formation, spécialisée dans l'histoire de la pensée et de la culture de la société russe de la première moitié du XIXe siècle. Je suis membre du conseil de coordination d'Arkhnazdor. C'est une organisation à but non lucratif qui ne possède pas à proprement parler de chef. Le mouvement a été créé officiellement en 2009, regroupant un ensemble d'organisations préoccupées par le milieu urbain. C'était la première fusion réussie du genre en Russie. 

Parlez-nous du contexte historique.  

La préoccupation des gens pour les problématiques liées à l'aspect de la ville et au milieu urbain était très faible. Le pays sortait de la longue crise des années 1990, et la vie reprenait. Le bien-être augmentait, plus rapidement à Moscou que dans le reste du pays. Les gens voulaient avant tout profiter d'une vie agréable, ils étaient concentrés sur leur aisance personnelle et familiale. Mais simultanément, on assistait à des changements rapides et violents de l'aspect de la ville.

La mairie, dirigée par Iouri Loujkov (limogé en 2010, marié à une richissime entrepreneuse du domaine de la construction, ndlr), créait effectivement des conditions matérielles agréables, mais d'un autre côté, elle affichait presque ouvertement ses liens corrompus avec les grandes entreprises de BTP de Moscou. Elle oubliait son rôle de médiateur entre la société urbaine et les intérêts des entrepreneurs, en se laissant dévorer par ces derniers. On construisait des centres commerciaux et des bureaux à tour de bras, sans tenir compte des capacités de la ville en matière de transport. La situation extrêmement tendue qui règne à Moscou avec ses bouchons interminables est la conséquence directe de la politique menée à cette époque. Les gens modestes étaient expropriés du centre-ville, on leur proposait des logements moins chers en périphérie en leur faisant clairement comprendre qu'ils n'avaient pas leur place dans le centre. 

Disons qu'on assistait aux effets d'un capitalisme naissant et agressif, comme on peut les observer dans n'importe quel pays. Les changements étaient si rapides qu'ils excédaient la capacité des citadins à s'adapter à leur propre environnement.

Quand est intervenue la prise de conscience?

L'explosion du mécontentement s'est produite en 2006, avec la démolition de l'"Univermag Voentorg", un bâtiment dans le style moderniste, construit au début du XXe siècle. C'était un des magasins les plus connus et appréciés de Moscou. On l'a détruit pour construire à la place un gigantesque centre commercial. L'opinion des experts en architecture et en protection du patrimoine était totalement ignorée. "Ce bâtiment vétuste va de toute façon s'écrouler, laissez-nous travailler", disaient-ils en substance. Un grand nombre de citadins se sont sentis insultés.

On a alors réalisé qu'un bâtiment n'a pas qu'une valeur immobilière, mais aussi une valeur morale et historique. Que chaque personne avait le droit d'en profiter, non pas parce qu’il en serait propriétaire, mais parce que c'est un héritage culturel commun qui ne doit pas être uniquement appréhendé en termes de rentabilité. Il y a eu des milliers de lettres écrites au président d'alors Vladimir Poutine, des publications dans la presse, des tables rondes. D'autres événements, comme l'incendie du Manège (salle d'exposition au centre de Moscou, que certains considèrent comme criminel, ndlr) ont contribué à faire monter la tension. Puis les entrepreneurs ont commencé à s'en prendre aux parcs et aux places, où l'on édifiait des centres commerciaux et des bureaux. Cela a suscité de nombreuses réactions et une grande frustration dans la société. Les gens ont commencé à faire entendre leur voix dans le processus de planification urbaine.

Quand a commencé la mobilisation propre dite?

Au moment de la destruction du Voentorg est apparu le mouvement "Le Moscou qui n'existe plus". Ils ont organisé une action, les gens sont venus par centaines et ont amené des fleurs et des cierges, comme pour un enterrement. Personne ne s'y attendait, ça a été un choc. La mobilisation était intense, les gens s'interposaient devant les pelleteuses, organisaient des piquets, ils étaient prêts à jouer le bras de fer.

C'est la tactique d'Arkhnadzor pour se faire entendre?

Nous sommes parfois encore contraints de nous livrer à des actions dures, comme des occupations de chantier, ou des manifestations. Mais la plupart de nos actions sont "civilisées": travailler avec la presse et expliquer au public notre position. Nous savons pertinemment que nous sortirions perdants d'une lutte ouverte avec les structures très puissantes et richissimes qui construisent à Moscou. Ce qui est fondamental, c'est de modifier la relation de la société vis-à-vis de ce qui se passe. Je crois que nous y sommes parvenus depuis la naissance d'Arkhnadzor.

Nous avons notamment organisé des actions visant à faire connaître l'histoire des lieux emblématiques de la capitale. Par exemple, afin de manifester contre la construction d'un restaurant dans le centre de Moscou en 2009, nous avons fait venir des artistes de rue, des peintres, des musiciens, on a organisé des cours de danse. Dans la foulée, nous transmettions notre message de protestation contre le projet. L'action non autorisée, qui a rassemblé des centaines de personnes, a duré environ quatre heures. J'ai été frappée par le fait que les gens n'aient laissé aucun détritus derrière eux; j'ai compris qu'il y avait un public important, mobilisé et éduqué, ravi de participer à un événement culturel lié à sa ville. Il y avait des couples avec des enfants et des personnes âgées, ce qui prouvait qu'avec nous, ils se sentaient en toute sécurité.

Racontez-nous votre action la plus réussie.

Ca c'est passée en 2009, pour la sauvegarde d'une église située dans le centre de Moscou. L'église de la Résurrection de Kadachi, de la fin du XVIIe siècle, est l'une des plus belles de la ville. Elle a su organiser une vie paroissiale et culturelle très active pour le quartier. Mais le prix du mètre carré est exorbitant ici, et les tentations sont grandes. Un investisseur a décidé de construire des logements d'élite sur un terrain contigu. L'église aurait été encerclée de trois côtés par des immeubles, dont le plus proche était à six mètres seulement de l'édifice religieux. La paroisse bataillait contre le projet depuis 2003. Et puis un jour, les préparatifs du chantier ont commencé.

Les entrepreneurs bénéficiaient du soutien inconditionnel du gouvernement de Moscou. L'Eglise redoutait de s'opposer aux autorités de la capitale. Nous avons alors décidé d'attirer au maximum l'attention du public sur ce site. Pour que la société se mobilise, il faut qu'elle aime cet endroit, et avant cela elle doit savoir qu'il existe. Alors nous avons organisé une journée "portes ouvertes" dans l'église et le musée attenant. On a offert la possibilité de monter dans le clocher d'où s'offre une vue imprenable sur le Kremlin. On y voyait très bien le chantier, ce qui permettait aux gens d'expliquer ce qui se passerait si les édifices y voyaient le jour. L'église de la Résurrection de Kadachi se protège elle-même. Faites-y monter quelqu'un et il militera pour elle, il en deviendra le défenseur.

Souvent, les militants en tout genre commettent une erreur: ils s'adressent à leur ennemi et l'attaquent, au lieu de se tourner vers la société. Ce n'est pas constructif, cela dissuade les gens de prendre parti. Nous travaillions avec la presse sans polémiquer avec le constructeur, dont j'ignore le nom jusqu'à présent, et nous donnions à voir cette merveille. Après un certain temps, toute la ville connaissait l'église avec ses coupoles dorées, on en parlait dans les blogs, les parents la montraient à leurs enfants.

Nous avons veillé scrupuleusement au caractère apolitique du mouvement. Les partis pouvaient nous aider, mais nous n'appelions à soutenir qui que ce soit. Le gouvernement de Moscou étant lié à Russie unie (parti au pouvoir, ndlr), nous n'avons jamais eu affaire à ce parti. Les communistes et Russie juste ont en revanche coopéré avec nous par le biais de leurs députés. Mais grâce à notre stratégie apolitique, nous avons attiré des gens d'horizons totalement différents. Ainsi, l'église de Kadachi a vu converger des activistes de gauches comme Sergueï Oudaltsov, et des fondamentalistes orthodoxes, très à droite.

Ils ont tous trouvé quelque chose de commun à cet endroit. Les gens veillaient jour et nuit autour de l'église, notamment des Cosaques venus de la région de Kalouga. Cette valeur, la préservation du milieu urbain, a été perçue par tous comme une défense de la dignité de la société urbaine et de ses citoyens. C'est ce qui fait que la mobilisation a été considérable.

Finalement le projet a été révisé, un compromis a été trouvé. C'est pourquoi je peux dire que nous avons gagné la partie.

(suite dans une prochaine tribune)

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction.

 

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