La Russie fera-t-elle partie de l'Occident?

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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Début 2003, lors de la seconde moitié du premier mandat présidentiel de Vladimir Poutine, la Russie a rejoint pour la première fois depuis la Première guerre mondiale une alliance politique regroupant des pays occidentaux. Conjointement avec Paris et Berlin, Moscou s'est résolument opposé à l'opération militaire des Etats-Unis en Iraq.

Début 2003, lors de la seconde moitié du premier mandat présidentiel de Vladimir Poutine, la Russie a rejoint pour la première fois depuis la Première guerre mondiale une alliance politique regroupant des pays occidentaux. Conjointement avec Paris et Berlin, Moscou s'est résolument opposé à l'opération militaire des Etats-Unis en Iraq. Le triangle qui s'était alors formé, était largement considéré comme le point de départ d'une nouvelle géométrie politique en Europe, toutefois le projet est resté sans suite. Certes, l'Iraq a mis à mal la solidarité transatlantique, et le changement de dirigeants aux Etats-Unis et dans les pays européens n'a que partiellement aplani les différends. Le Vieux continent et le Nouveau monde ne sont donc plus aussi unis qu'auparavant mais la Russie n'est pas devenue pour autant un allié fiable des principales puissances continentales de l'Europe occidentale. Toutefois, le triangle conserve sa configuration: il reste basé sur les intérêts économiques communs et un potentiel politique croissant dans son axe Russie-Allemagne et sur des aspirations politiques semblables jointes au renforcement des liens économiques (l'axe Russie-France). Ce processus ne semble pas être affecté par l'achèvement des carrières politiques des amis de Vladimir Poutine. Ce dernier effectue, d'ailleurs, sa première visite étrangère depuis son élection en mars 2012 (sans compter la visite en Biélorussie qui n'est pratiquement pas un pays étranger) en Allemagne et en France. Ceci malgré le fait que ses relations avec la chancelière allemande Angela Merkel sont loin d'être chaleureuses et que le président français François Hollande est pratiquement inconnu en Russie.

En s'élevant au-dessus de la routine diplomatique courante, on est amené à se poser une question existentielle: la Russie fera-t-elle un jour partie de l'Occident, conformément aux rêves de la première génération des réformateurs libéraux russes du début des années 1990 (juste après l'effondrement de l'URSS), et aux aspirations (exprimées de manière complètement différente) de Vladimir Poutine au début des années 2000? On a toujours considéré que c'est à Moscou qu'il appartenait de répondre à cette question. On partait de l'idée que les portes étaient grandes ouvertes sinon pour une adhésion à part entière de la Russie à l'Union européenne et à l'Otan, du moins pour un partenariat étroit dans le cadre de normes et de valeurs communes. Les seules questions étaient de savoir si la Russie y était prête, si elle était à même d'adopter la vision occidentale des choses, si elle remplissait les conditions strictes imposées aux candidats… Mais alors que la Russie réfléchissait à ces questions et formulait ses réponses, l'Occident a commencé à subir une étrange métamorphose. Plus exactement, il s'est mis tout simplement à disparaître au sens traditionnel du terme, en tant qu'entité politique unique, en tant qu'exemple à suivre idéologique et moral, en tant que modèle économique digne d'être imité. Et il est désormais temps non seulement de se demander si l'Occident est disposé à accepter la Russie avec toutes ses imperfections, mais également si la Russie a réellement intérêt à adhérer à cette communauté d'Etats qui ne se sont pas montrés à la hauteur de leur victoire historique dans la guerre froide. D'autant plus que le véritable centre politique et économique du monde s'est déplacé en Asie.

Il appartient certainement de répondre "oui" aux deux questions mentionnées ci-dessus. La Russie n'a pas d'alternative: sur les plans culturel, psychologique et historique, elle fait partie du monde occidental, même si c'est une partie un peu spéciale dotée de plusieurs caractéristiques inédites. Personne en Asie ne considère aujourd'hui ni ne considérera à l'avenir la Russie en tant que puissance asiatique, bien que les trois quarts du territoire russe se trouvent sur le continent asiatique (toutefois, les trois quarts de sa population vivent dans sa partie européenne). Et le développement de l'Extrême-Orient et de la Sibérie russes, qui revêt une importance vitale et qui dépend d'une intégration étroite de ces territoires à l'espace de croissance économique impétueuse de l'Asie, ne se fera avec succès que si la Russie, dans son ensemble, conserve et renforce son identité européenne. Elle ne se forgera aucune identité asiatique, et même si elle tentait cette expérience, elle échouerait dans un affrontement avec la puissante civilisation chinoise et avec les autres cultures asiatiques. Quant à la propagation du mode asiatique dans la politique russe que prônent les antilibéraux russes, elle conduirait le pays à la catastrophe: la mentalité nationale rejetterait la tentative d'instaurer une "démocratie contrôlée" à l'instar des modèles en vigueur à Singapour et en Malaisie. Toutefois, l'identité européenne et occidentale n'équivaut pas à la transformation de la Russie en une tête de pont de l'Occident dans son éventuelle future confrontation avec la Chine. La Russie ne peut pas se le permettre, d'autant plus qu'elle n'a aucune raison de s'attendre à ce que ses hypothétiques alliés occidentaux arrivent à son secours. C'est d'ailleurs un argument de poids dans les discussions régulières concernant une éventuelle adhésion de la Russie à l'Otan dans le but d'asseoir définitivement son appartenance au monde occidental. Personne ne s'engagera à défendre la frontière russe en Extrême-Orient, le cas échéant.

D'autre part, l'Occident ne dispose plus d'un éventail particulièrement étendu de possibilités d'effectuer son expansion et d'étendre sa base de ressources et d'influence politique. La Russie est l'axe le plus probable quoique assez ardu pour réaliser ce projet. Après tout, malgré toutes les différences culturelles et les nuances qui existent entre l'Occident et la Russie, cette dernière est le seul pays important à plonger ses racines dans le même sol historique et civilisationnel que celui de l'Europe et des Etats-Unis.

Les obstacles à l'intégration évoqués au cours des deux dernières décennies disparaissent progressivement d'eux-mêmes. L'Union européenne, dont les règles strictes et les critères rigoureux ne lui permettaient pas de se rapprocher de la Russie, traverse une mauvaise passe: elle sera contrainte de toute façon de changer radicalement et de revoir ses principes d'existence et le modèle même de son intégration. Or, cela rend justement possible l'élaboration d'un projet conjoint avec la Russie qui, étant habituée au statut d'une grande puissance souveraine, ne pouvait pas se résigner à la situation précédente dans le cadre de laquelle Moscou devait tout simplement accepter un code de conduite extrêmement volumineux.

Les relations de la Russie avec les Etats-Unis et l'Otan dans le domaine de la sécurité subiront également des changements. Au fur et à mesure que le centre stratégique se déplacera vers la région Asie-Pacifique, l'inertie de la confrontation inhérente à la guerre froide et dont la Russie et l'Occident n'arrive pas à se départir en Europe, cèdera la place à une évaluation sobre des menaces et des intérêts mutuels. Et la crise d'idées au sein de l'Otan, qui n'arrive toujours pas à définir son modus vivendi pour le XXIe siècle et qui deviendra sans doute progressivement une alliance plus diversifiée avec des objectifs et des intérêts divergents, permettra à la Russie de se libérer de ses sempiternelles phobies concernant l'Otan.

Toutefois, les cas de figure énoncés ci-dessus sont basés sur l'hypothèse selon laquelle les démarches des acteurs politiques seront déterminées par des raisons rationnelles et pratiques. Or, la politique moderne regorge d'exemples de bêtises commises par les principaux acteurs soit à force d'être présomptueux ou complexés, soit à force d'obéir à des dogmes idéologiques ou à des intérêts nationaux entendus de travers. L'imprévisibilité et la rapidité des changements caractéristiques de la politique du XXIe siècle se combinent à une renaissance inattendue d'instincts remontant à un passé lointain. De ce fait les relations entre certains pays reviennent subitement à la Realpolitik la plus surannée, et la notion de prestige éclipse parfois toutes les autres considérations. La période de transition que nous traversons actuellement a une particularité: on ignore complètement le point de destination de cette transition. On ne sait même pas si elle nous fait aller de l'avant, vers une nouvelle morale politique et une étape foncièrement nouvelle, ou reculer en arrière, vers des principes antédiluviens qui ce combinent cette fois avec des technologies dernier cri. Or, cela signifie que tout est possible.

 

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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