L'invention de l'eau chaude

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Hugo Natowicz - Sputnik Afrique
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Chaque année, au mois de juin, des millions de Russes sont privés pendant deux semaines d'un bienfait qui semblait acquis au XXIe siècle: l'eau chaude.

Hugo Natowicz, pour RIA Novosti

An 2012. Fin du mois de mai. Les Russes s'inquiètent, s'indignent, débattent. Ils savent que dans quelques jours, leur appartement sera privé d'un acquis qui ne semblait plus devoir être remis en question au XXIe siècle: l'eau chaude. C'est une spécificité de la Russie, mais aussi de plusieurs républiques d'ex-URSS, souvent ressentie par les habitants comme une vexation nationale. De Kaliningrad au Kamtchatka en passant par l'immense Sibérie, les Russes sont à tour de rôle confrontés à une coupure d'eau chaude pendant dix jours consécutifs.

"Nous avons gagné la deuxième Guerre mondiale et envoyé Gagarine dans l'espace, mais on est incapables de régler le problème lié à l'eau chaude": tel est le sentiment d'exaspération généralement exprimé sur les forums. Comble de l'absurde: différentes applications multimédias dernier cri ont été créées pour déterminer, au pâté de maison près, la date de début et de fin de ce qui est unanimement perçu comme une survivance moyenâgeuse.

Quelques recherches sur Internet permettent de détecter une colère sourde, qui n'est certes pas nouvelle. Un des thèmes qui sort le plus fréquemment sur Google est "Pourquoi ne coupe-t-on pas l'eau chaud en Occident", signe d'une blessure profonde dans l'orgueil national. Un internaute plaisante: "C'est une bonne occasion de proposer à une belle fille de venir prendre une douche quand elle se retrouve sans eau chaude. C'est parfait pour relever la natalité". Mais la bonne humeur est plutôt rare quand on aborde un tel sujet.

Dans les forums, la révolte gronde: "C'est parce qu'ils changent les canalisations dans lesquelles passe l'eau chaude. Les tubes sont toujours de mauvaise qualité pour qu'on ait à les changer chaque année, afin de détourner de l'argent au passage", s'indigne un intervenant. Comme tout ce qui touche les relations entre les citoyens et les "services communaux" en Russie, le soupçon est de mise: les autorités sont accusées de faire des bénéfices sur le dos des gens, un grief régulièrement adressé au pouvoir depuis la chute de l'URSS. C'est un peu le même reproche qui est formulé concernant les réfections annuelles de la chaussée, qui se produisent à la même période de l'année.

Collectivisme hydraulique

En réalité, l'eau chaude est coupée afin que la compagnie qui la livre réalise des travaux de réparation et de prévention sur ses équipements. Pour mieux comprendre la situation, il convient de rappeler que dans la plupart des pays du monde, l'eau est distribuée froide dans les appartements avant d'être chauffée sur place par un système de chauffe-eaux privés. Héritage du système soviétique, l'eau en Russie est directement fournie sous formes chaude et froide dans les immeubles d'habitation et les bâtiments publics, ce qui nécessite une infrastructure imposante et un équipement extrêmement puissant.

Contrairement à l'Europe, le système de livraison est en Russie "centralisé", indiquent des documents obtenus par l'auteur de ces lignes auprès du service de presse de la Compagnie énergétique unifiée de Moscou (MOEK). La compagnie explique ainsi que "la technologie de coupure de l'eau chaude (sic) est apparue car, par le passé, les verrous de l'armature de fermeture n'étaient pas en mesure de retenir l'eau lors des travaux de maintenance sur certains tronçons des canalisations", un problème en passe d'être résolu. MOEK rappelle d'ailleurs que la durée de coupure est passée de 21 jours à 14 en 2010, et à 10 jours en 2011. "Dans trois ou quatre ans, les coupures massives seront totalement supprimées", assure la compagnie.

Issu du système communiste, le système d'alimentation en eau chaude et ses aléas n'ont pas fini de faire jaser: c'est d'ailleurs cette eau chaude fournie de façon centralisée qui alimente, pendant les rudes hivers russes, le système de chauffage (lui aussi centralisé) des immeubles construits sous la période soviétique. Quel résident de Russie n'a pas été obligé, pendant le redoux du mois de mars, d'ouvrir grandes ses fenêtres pour ne pas mourir de chaud, le chauffage continuant de tourner à plein régime?

Les coupures d'eau qui font rager tant de citadins peuvent laisser songeur. Au XXIe siècle, les Russes ne peuvent toujours pas considérer comme un acquis ce dont une grande partie de l'humanité civilisée jouit sans entrave. Les petits malins se sont d'ailleurs affranchis de cet aléa de la vie en communauté en se dotant d'un chauffe-eau d'appoint.

Paradoxalement, cette situation a à mon sens des effets positifs. Dans un monde où le confort tend de plus en plus à remplacer tout idéal, plongeant les hommes dans une dépendance humiliante, l'absence d'eau chaude a un mérite: une dizaine de jours par an, elle vient rappeler aux Russes que rien n'est acquis, même ce simple filet d'eau. Saine réminiscence de l'inconfort campagnard à la ville, courte cure d'austérité: c'est une de ces incohérences pleines de charmes qui rend, envers et contre tout, la vie en Russie si attachante.

A se demander si en fin de compte, les autorités ont vraiment intérêt à en finir avec cette "technologie de coupure de l'eau chaude", si représentative de cette Russie écartelée entre passé et avenir.

 

 

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction.

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