Deux anniversaires notables ont lieu à quelques jours d'intervalle en Europe: il y a 80 ans, le parti national-socialiste remportait les élections en Allemagne. Son leader Adolf Hitler est ensuite devenu premier ministre. Il y a 50 ans, le président français Charles de Gaulle et le chancelier de la RFA Konrad Adenauer signaient le traité de l'Elysée mettant fin à l'hostilité entre les deux peuples et posant des bases solides pour l'intégration européenne. Ces deux événements sont intimement liés et font réfléchir à l'avenir.
L'arrivée d'Hitler au pouvoir et la Seconde guerre mondiale étaient la suite logique de la politique des puissances européennes depuis le début du XXe siècle. L'aspiration à la domination, l'avidité dans le partage de l'influence mondiale, le retour du chauvinisme en politique intérieure – tout s'est terminé par la catastrophe de 1914. La "bonne vieille Europe", qui avait connu un XIXème siècle plutôt pacifique par rapport aux précédents avait disparu, ouvrant les portes aux cauchemars du XXème siècle.
La guerre a entraîné l'effondrement de trois empires et l'apparition de l'idéologie communiste totalitaire, tandis que les vainqueurs insatiables, qui voulaient à tout prix piétiner l'ennemi défait, ont rendu inévitable une tentative de revanche. C'est exactement ce qui s'est produit en 1939 quand les forces radicales allemandes, nourries d’un sentiment d'humiliation nationale, ont déclenché une nouvelle guerre mondiale. La nouvelle victoire a coûté bien plus cher et a connu une suite tragique – la perte du rôle stratégique autonome de l'Europe et le début de la confrontation idéologique et politique entre deux grandes puissances sur le Vieux Continent.
Cependant, les Européens ont su en tirer certaines leçons. L'unification de l'Europe occidentale pour mettre fin à l'hostilité entre deux grands peuples – les Allemands et les Français - a montré l'exemple d'une nouvelle politique : la combinaison d'une tâche politique clairement définie, de moyens économiques bien choisis et d'une belle idée a transformé l'Europe. Le plus étonnant, dans cette réconciliation, est sa profondeur : il est impossible aujourd'hui d'imaginer comment Paris et Berlin pourraient entrer en guerre. A l'heure actuelle, leurs relations sont loin d'être parfaites mais tout de même : en dépit des frictions, l'alliance fondamentale reste indestructible.
Hitler est arrivé au pouvoir par voie démocratique, prouvant que la démocratie est un outil, une procédure, et non pas un moyen de tous les maux de la société. Généralement, un groupe social sans tradition appropriée, poussé par des émotions et des sentiments forts, est incapable d'apporter un contenu à la démocratie. A la fin du XXème siècle, cette leçon avait été oubliée : d'une main légère, les vainqueurs de la Guerre froide ont transformé la démocratisation en religion séculière, avec ses propres dogmes immuables. Aujourd’hui au Moyen-Orient se joue le nouvel acte d'une histoire dramatique, susceptible de discréditer une nouvelle fois la notion de démocratie.
L'intégration européenne est un phénomène particulièrement non-démocratique, élitiste. La classe dirigeante des puissances européennes a décidé, après la Seconde guerre mondiale, qu'il fallait inventer un système qui empêcherait la répétition de tels cataclysmes. Et ils n'ont pas demandé l'avis des peuples qu'ils dirigeaient car si après la guerre la plus sanglante de l'histoire on avait demandé aux Français s'ils voulaient construire leur avenir avec les Allemands, ils auraient forcément répondu par la négative.
Les hommes politiques et les technocrates faisaient sagement de petits pas en commençant par le moins spectaculaire, c'est-à-dire des mesures pour former des structures administratives discrètes – l’industrie était le chemin le plus court vers cet objectif. La composante politique est apparue bien plus tard à l'ordre du jour et jusqu'à la fin du siècle dernier, chaque mesure convenue au sommet était ensuite patiemment expliquée aux Européens afin de recevoir une légitimation démocratique. Il fallait tout de même expliquer chaque fois à la population pourquoi une telle démarche était bénéfique.
Ce mécanisme a commencé à montrer ses failles à l’aube du XXIème siècle. La construction s’est agrandie et complexifiée. Un piège est apparu : les hommes politiques poursuivent leurs propres intérêts, détachés des besoins de la population et des nations. Mais renoncer à cette logique signifierait engager une restructuration fondamentale à laquelle personne n'est prêt.
La poursuite de cette logique nécessite toutefois le soutien des électeurs mais suscite aussi la peur : si ces derniers ne prenaient pas la "bonne" décision, les politiciens ne sauraient pas quelle attitude adopter. Après tout, les gouvernements ne voient aucune alternative à la politique menée selon le modèle existant et les populistes, qui marquent des points grâce à la crise, promettent de tout changer mais ne disent pas comment ils comptent procéder.
La confusion de la société, la fatigue face aux difficultés et l'incompréhension exigent des solutions simples, comme l’a montré l'Allemagne dans les années 1930. Beaucoup de sociétés européennes sont justement plongées dans la confusion aujourd'hui – en raison des privations réelles comme au sud du continent ou simplement par crainte de perdre le niveau de vie habituel, comme c'est le cas dans les pays moins touchés par la crise mais qui craignent des changements à tout moment. Comme l'économie n'a pas de recettes simples les Européens, fatigués des complications, les chercheront dans d'autres domaines - notamment dans les problèmes liés à l'afflux d'immigrants.
Entre 1933 et 1963, l'Europe a parcouru un très grand chemin – tragique mais rassurant, qui montre qu'elle est capable de tirer leçon des erreurs du passé. A l'heure actuelle les Européens, de Vladivostok à Lisbonne, ne risquent pas de guerre. Mais la redéfinition des identités, dans le cadre d’un développement mondial chaotique qui change les conditions de vie de tous, comporte les mêmes risques. Le principal héritage de la pensée européenne – la capacité de comprendre la situation rationnellement et de trouver comment la normaliser – a sauvé plus d'une fois le continent des catastrophes. L'histoire de la seconde moitié du XXème siècle en est la preuve. Mais si cette capacité ne fonctionnait pas pour des raisons quelconques, les conséquences seraient forcément terribles.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction
La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.
Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.
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