L'échange culturel sur le plateau de la Comédie Française

© RIA Novosti . Vladimir Fedorenko / Accéder à la base multimédiaMuriel Mayette, administrateur général de la Comédie Française
Muriel Mayette, administrateur général de la Comédie Française - Sputnik Afrique
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Muriel Mayette, administrateur général de la Comédie Française, s'est rendue en Russie dans le cadre des préparatifs pour l'Année de la Russie en France et de la France en Russie, prévue pour 2010. Première femme à avoir pris les rênes du prestigieux théâtre à l'histoire tricentenaire, elle a notamment évoqué les projets de tournée de la Comédie Française en Russie.

 

- Pouvez-vous nous décrire en quelques mots vos impressions par rapport à votre visite en Russie?

- Ce n'est pas la première fois que je viens en Russie: je suis déjà venue jouer, pas dans le cadre de la Comédie Française, mais à deux reprises: la première fois avec "Le Revizor" de Gogol qu'avait mis en scène Matthias Langhoff et que nous avons joué au Théâtre des armées à Moscou. Cela reste un souvenir extraordinaire car le public était avec nous mais d'une façon inhabituelle pour un acteur français. Je veux dire par là que la France possède le théâtre le plus ancien, c'est elle qui a influencé la Russie mais par la suite c'est la Russie qui a influencé la France avec Tchekhov, ses grands auteurs. J'avais l'impression que tous les gens connaissaient la pièce et jouaient avec nous comme si nous étions dans un grand moment, un grand concert... cela m'a beaucoup frappée, je n'ai jamais ressenti une émotion telle que celle-ci en jouant devant un public. Et puis je suis revenue il y a peu de temps avec "Le Quartett" d'Heiner Müller que nous avons joué à Moscou dans le cadre du Festival Tchekhov et au théâtre Alexandrinski à Saint Pétersbourg donc ce n'est pas la première fois que je viens. Mais une des raisons pour lesquelles je tiens beaucoup à cette tournée, est de partager avec la troupe de la Comédie Française cette osmose avec le public. On sent que c'est un public qui a depuis toujours un rapport naturel avec le théâtre et c'est extraordinaire.

- Votre visite cette fois-ci se fait dans le cadre de la préparation de l'Année de la France en Russie et de l'Année de la Russie en France. Quel est votre programme?

- J'ai visité, lors d'un voyage éclair, Omsk et Ekaterinbourg qui sont des villes dans lesquelles nous aimerions pouvoir venir avec toute la troupe de la Comédie Française. Je ne connaissais pas ces villes et j'ai rencontré des gens extrêmement chaleureux, extrêmement enthousiastes à l'idée que nous puissions venir et je pense qu'ils vont nous aider à tout mettre en oeuvre pour réaliser ce grand voyage. C'est la première fois que la Comédie Française effectuera une aussi grande tournée en Russie et je compte beaucoup sur ces villes pour éventuellement après rajouter sur le programme des villes plus petites.

Nous aimerions venir avec "Le mariage de Figaro", c'est-à-dire avec le grand répertoire français, mais dans une mise en scène assez moderne grâce à un jeune metteur en scène qui s'appelle Christophe Roque: ce spectacle a rencontré beaucoup de succès auprès du public français car c'est une mise en scène joyeuse et politique de la pièce et je pense que c'est une très bonne chose d'emmener le public là où on attend la Comédie Française mais dans une version disons "aérée", moderne de la pièce. Dans le même temps, pour vous c'est habituel, mais en France, nous sommes le seul théâtre de répertoire, le seul théâtre d'alternance ainsi que la seule troupe du pays.

Vous fonctionnez comme cela en Russie, mais en France nous sommes les seuls, donc je souhaitais amener deux spectacles, c'est-à-dire montrer notre capacité à passer d'un registre à l'autre. Toujours dans cette idée de grand répertoire, j'aimerais amener un spectacle plus petit, d'une heure, une farce de Molière qui s'appelle "Les précieuses ridicules" mais il s'agit là de la mise en scène d'un Anglais, Dan Jemett, et c'est une version très osée de la pièce: cette farce, qui est l'histoire de deux jeunes filles qui cherchent à se marier, ne ferait plus beaucoup rire aujourd'hui, du moins pas de la même manière qu'au XVIIème siècle, donc ce sont ici deux jeunes femmes de 60 ans qui dans cette course vers le parti idéal ont perdu beaucoup de temps et surtout essaient de lutter contre les ravages de l'âge, du temps. C'est une manière de transposer la farce pour en faire une véritable farce contemporaine et c'est sans doute un peu moins là que l'on attend la Comédie Française: je me réjouis donc de proposer une mise en scène un peu en avance sur son temps, un peu audacieuse. Nous ferons éventuellement des Master Class puisque certains des acteurs de la Comédie Française sont également professeurs au Conservatoire d'Art dramatique de Paris pour essayer de profiter au maximum, d'optimiser notre venue en Russie car, encore une fois, ce sera historique comme grand voyage. Nous étions venus la dernière fois avec le spectacle monté par Piotr Fomenko "La Forêt" mais nous l'avions joué à Moscou uniquement or je tiens beaucoup à ce qu'aucune ville ne soit privilégiée.

- En Russie, on parle souvent de la Comédie Française comme de la Maison de Molière et avec votre arrivée au Théâtre, on a commencé à parler de vent de changement. Pensez-vous que vous êtes arrivée à changer la conception du théâtre chez les gens?

 - Je pense que c'est l'avenir qui le dira. J'ai fait quelque chose de très important pour moi mais qui se voit peu: je me suis beaucoup occupée du public. Des choses très simples comme faire des programmes gratuits, ne pas augmenter le prix des places, pouvoir réserver sur Internet, faire payer les boissons moins cher, des choses que l'on ne voit pas mais qui sont pour moi très importantes.

Ensuite, il y a pour moi trois choses qui sont importantes dans la mission que l'ont m'a confiée en tant qu'administrateur. Cela fait vingt ans que je suis dans cette troupe et je la connais donc très bien de l'intérieur. Une des missions réelles que j'aimerais accomplir, c'est d'augmenter les tournées, ce qui n'est pas facile car nous faisons 900 représentations dans l'année or il n'y a que 60 comédiens donc c'est très difficile d'extraire des distributions et je voudrais ne pas m'arrêter sur le plateau majeur de la capitale: je voudrais aller vers le public car la curiosité du public est la même partout et parfois même plus forte en province, c'est pareil en France, donc je voudrais faire des tournées qui soient "fertiles" comme on dit et essayer de proposer le plus d'échanges possibles afin que nous profitions les uns des autres, c'est une belle manière de comprendre nos différences dans nos modes de vie, nos différents problèmes, et aussi nos ressemblances.

Je dois néanmoins respecter cet équilibre entre la tradition, la volonté de la mémoire, la volonté de ne pas heurter et en même temps l'obligation d'être précurseur, de rester vivant car au fond cette tradition n'existe pas, elle existe dans un fantasme mais le théâtre est toujours contemporain puisqu'on le fait avec nos "vrais" corps.

- Est-il difficile pour vous de concilier vos différentes activités: jouer, être directrice du Théâtre, metteur en scène, le tout simultanément?

- C'est très difficile pour moi de jouer désormais car cela demande une part d'oubli, une part de désobéissance, une immersion en soi-même, un oubli du monde, pendant un certain temps parfois, il faut faire un plongeon dans l'inconscient mais quand on est administrateur, il faut tout de même rester dans le conscient, ce qui me permet d'avoir des dialogues absolument extraordinaires avec des artistes. Si je veux réaliser des choses, il faut que je reste dans le conscient donc c'est assez difficile. Pour le moment, j'ai donc mis entre parenthèses cette partie de moi-même, mais aussi parce qu'on est administrateur un temps, ce n'est pas toute une vie et heureusement car cela demande beaucoup d'énergie et d'imagination: ce sont de gros bateaux et pour les manoeuvrer, il faut y mettre tout son coeur.

En revanche, je continue à faire de la mise en scène car c'est très important pour moi de diriger ce théâtre d'un point de vue artistique. Si j'oublie le plateau alors je risque de me retrouver derrière un bureau, comme ici, et ça n'ira pas, je me ferai rire moi-même. Je ne peux l'envisager que de là où je suis née, c'est-à-dire de l'intérieur du plateau et je dois donc garder ce rapport là: c'est de là que je comprends les artistes, que j'admets la dimension irrationnelle des acteurs, et c'est grâce à cela que j'ai des idées.

- A-t-il été difficile pour vous de garder les mêmes rapports avec vos collègues après votre changement de statut? Cela a-t-il eu une influence sur vos relations?

 - Je pense que c'est plus difficile pour mes collègues que pour moi. Mais le temps a fait son travail. J'ai dit tout à l'heure que je voulais rester sur le plateau mais en tant que chef de troupe avant tout, pas comme un directeur qui viendrait de nulle part. Néanmoins, je peux dire que j'ai appris au cours de cette dernière année qu'il était préférable d'être simplement autoritaire, de ne pas être trop pédagogique, pour que les gens puissent mieux se situer. J'avais tendance à tout partager or parfois il vaut mieux dire "c'est comme ça et pas autrement", ça rassure tout le monde. C'est quelque chose que j'ai appris assez vite.

- La devise de la Comédie Française est "Simul et Singulis" ("être ensemble et être soi-même") Essayez-vous de conserver cette devise ou de la moderniser, la changer à votre manière?

- Non, je pense que cette devise est parfaitement juste, je crois que toutes les troupes sont dans cette problématique, c'est-à-dire comment vivre ensemble et comment rester soi-même, comment ne pas trahir. Quand on est acteur on doit, pour rentrer sur le plateau, être nombriliste, être dans un égocentrisme marqué, pour trouver le courage de monter sur ce plateau et en même temps on le fait pour être avec les autres, alors je pense que c'est une devise tout à fait juste et c'est cet équilibre qui est le plus difficile à garder.

En revanche je peux dire que la seule raison qui m'a fait dire oui à cette responsabilité est que j'ai l'utopie de défendre le "nous" dans une époque du "je", et en France, comme ici j'imagine, c'est de plus en plus le "je" qui prend le pas sur le reste. Je n'envisage pas du tout le théâtre dans un système pyramidal de Star system: la star, c'est l'ensemble. Et même si nous avons parfois besoin de sortir de l'anonymat, je dois faire attention à ce que chaque membre de la troupe ait régulièrement sa petite heure de gloire, une manière d'être reconnu par le public car aujourd'hui les médias nous obligent, nous tentent d'être quelqu'un de reconnu. Normalement, ce sont eux, ces acteurs, qui sont les grands artistes or aujourd'hui on est grand artiste que quand on est reconnu. Il ne faut pas nier cette dimension mais malgré tout, ils ne sont vraiment bons que quand ils arrivent à être ensemble et je crois que sur toute la planète, nous cherchons tous la même chose. Je pense aussi que le théâtre n'est pas du tout en danger car c'est le seul endroit où l'homme peut avoir une chance de se voir lui-même: le seul endroit où il n'y a aucune censure, et il y en a beaucoup dans les médias, les journaux.

- Existe-t-il des différences entre le théâtre en France et le théâtre en Russie?

- Nous n'avons pas tout à fait le même quotidien, la même politique et naturellement ça transparaît dans les spectacles. Il y a des questions de rythme, de mode, de rendez-vous avec telle dimension et nous ne sommes pas toujours calés dans le même rythme. Ce n'est pas le problème de savoir qui est en avance sur qui, mais oui il y a des différences.

- Quels sont les buts, les choses que vous souhaitez encore accomplir? Quels sont vos rêves concernant votre Théâtre?

- Le premier, mais je n'y arrive pas pour le moment... Je voudrais agrandir cette troupe. C'est le meilleur moyen de pratiquer notre artisanat, car un comédien, contrairement à un musicien, ne peut pas pratiquer ses gammes seul chez lui, il en a besoin. Si la Comédie Française a une telle réputation, en France aussi, c'est qu'il s'agit du seul endroit où les acteurs jouent 11 mois sur 12! Ils pratiquent leur artisanat et donc forcément quelqu'un qui fait des chaussures 11 mois sur 12 fera une meilleure chaussure que quelqu'un qui n'en fait qu'une fois par an. C'est idiot mais c'est vrai. Donc j'aimerais beaucoup augmenter cette troupe car en France, et même ailleurs, c'est de plus en plus difficile d'exercer ce métier car on a recours à l'intermittence et beaucoup d'artistes quittent le théâtre car ils n'arrivent pas à en vivre.

Par ailleurs ça me permettrait de faire encore plus de tournées. Je pense que l'on aurait beaucoup de choses à échanger et ce serait également bénéfique pour nous-mêmes: s'imprégner d'autres problématiques, d'autres esthétiques.

Troisièmement ça me permettrait de temps en temps de laisser les acteurs libres pour qu'ils puissent un peu prendre l'air car si on oublie trop la réalité de la vie, on n'a plus grand chose à dire sur un plateau.

Propos recueillis par Maria Afonina

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